La mort bleue
les domestiques du quartier Saint-Louis qui sâoccupent aussi bien de mes enfants. Câest vrai quâailleurs, les mères se montrent habituellement plus attentives, au lieu de passer leurs journées enfermées à lire de mauvais romans.
Eugénie chercha ses mots un moment, ne les trouva pas. Dans sa colère, en sortant de la pièce, elle claqua la porte si fort que les cadres bougèrent au bout de leur clou.
* * *
Lâaffirmation de la religieuse le laissait en proie à un scepticisme inquiet. Que six marins dâun même équipage meurent de la grippe lui faisait soupçonner une dangerosité nouvelle. Cela représentait sans doute une mortalité de plus de dix pour cent de cette petite population captive. Aussi Charles Hamelin décida de vérifier lui-même.
Les nouveaux locaux du Jefferyâs Hale se dressaient rue Saint-Cyrille, un peu à lâouest de lâintersection de Claire-Fontaine. La grande porte donnait accès à un hall où se pressaient une multitude de personnes. Les malades affluaient de tous les points de la ville, le personnel ne savait plus où donner de la tête.
Le visiteur chercha un moment les bureaux administratifs, devina avoir trouvé quand une jeune femme lui demanda le motif de sa présence.
â Je désire voir le directeur, répondit-il au joli cerbère.
â Vous nâêtes pas sérieux! opposa-t-elle.
â Je suis le docteur Hamelin, je veux lui parler de lâépidémie.
â Justement, le docteur Mason soigne les gens. Vous nâavez pas vu tous ces malades?
Bien sûr, quitter son poste de travail le temps dâune discussion paraissait ridicule, dans les circonstances présentes. Mieux valait changer de stratégie :
â Peut-être pourrez-vous mâaider, alors. Jâai appris que vous aviez accueilli des marins atteints de la grippe, ces jours derniers.
â Cela arrive tous les jours! Lâhôpital de la marine est débordé.
â Des Chinois.
Son interlocutrice marqua une pause, pour la première fois un intérêt parut dans ses yeux bleus, visibles au-dessus de son masque.
â Six dâentre eux seraient morts, insista Charles.
â Câest vrai. Hier. Lâissue fatale a surpris tout le monde. Dâhabitude, la moitié des gens sâen tirentâ¦
â Je peux les voir?
Lâincongruité de la demande la laissa interdite un moment, puis elle demanda :
â Vous dites être médecin?
â Charles Hamelin. On a parlé de moi dans le Chronicle . Je pratique à lâHôtel-Dieu.
â Oh! Câest vous. Dans cet hôpital, ils nâacceptent plus personne, je pense. Cela explique en partie lâaffluence, ce matin.
Elle désigna le va-et-vient dans le corridor.
â Je vais vous conduire à la morgue. De toute façon, je demeure la personne la moins utile de cet établissement, aujourdâhui.
Elle quitta son poste, marcha dâun pas rapide dans le long couloir, descendit un escalier avec Hamelin sur les talons. La morgue se trouvait en demi-sous-sol. Elle donnait sur une porte dérobée, où les entrepreneurs de pompes funèbres prenaient le relais de médecins devenus impuissants.
Quelle que soit la météo, la pièce demeurait fraîche à cause de lâamoncellement de glace. Dans les murs, de petites portes donnaient sur autant dâalcôves.
â Il veut voir les Chinois, expliqua la secrétaire à un homme maigre, sans âge, le teint malsain.
â Je suppose que cela ne leur fera pas de mal.
Au moment où la jeune femme quittait les lieux, Hamelin la remercia. Un instant plus tard, il sâapprocha dâune civière, alors que lâemployé soulevait le drap. Le cadavre dâun gris appuyé présentait des pommettes saillantes, des cheveux de jais.
â Vous en avez six comme cela? demanda le médecin.
â Oui. Voulez-vous les voir?
â Ce ne sera pas nécessaire. Six morts sur un seul navire⦠Vous savez combien il y avait de personnes à bord?
â Non, mais je peux vous dire combien cette morgue contient de cadavres.
Lâhumour du vieil homme échappa au visiteur, qui sâesquiva par la porte située tout près, après un remerciement murmuré.
* * *
Charles Hamelin demeurait dâun tempérament timide. Dans les circonstances où il devait
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