La mort bleue
leur visite. Un moment plus tard, le taxi stationnait devant un baraquement sommairement construit de planches et de tôles.
â Câest lâhôpital, expliqua le chauffeur.
Il nâeffectuait pas ce trajet pour la première fois. Depuis plusieurs jours, la destination de visiteurs endeuillés se révélait toujours la même. Un officier, portant un masque, les reçut un peu froidement. En leur tendant un morceau de tissu identique à celui qui lui dissimulait la plus grande partie du visage, il précisa, dans un mauvais français :
â Câest une précaution nécessaire. Nous mettons les corps de ce côté.
Lâautomne rigoureux permettait dâépargner de trop fortes odeurs aux narines sensibles, car la décomposition sâopérait lentement. Six modestes cercueils de planches sâalignaient sur le plancher de la salle voisine. Le soldat leva le couvercle de lâun dâeux, la femme inconnue se jeta à genoux en étouffant un sanglot. « Tancrède », articula-t-elle avec peine. Son mari posa les mains sur ses épaules, afin de la retenir de toucher au corps.
à lâouverture de la seconde boîte, Jeanne saisit la main de son employeur, la serra avec une force inattendue. Le visage dâHenri Girard demeurait plein, son corps trahissait encore une grande robustesse. Dans la mort, le bleu de la peau, résultant de la lente asphyxie, avait pris une teinte grise, terreuse.
â Nous comptons prendre le train ce soir, expliqua Fernand. Dans deux heures, plus précisément. On mâa expliqué au téléphone que vous pourriez arranger le transport jusquâà la gare.
Le militaire acquiesça dâun signe de tête, sans toutefois dissimuler son irritation. à ses yeux, un cimetière en valait un autre. Faire parcourir des centaines de milles à un cadavre pour le mettre dans un trou, de toute façon, tenait du caprice dangereux. Tout le long du chemin, des personnes seraient sans doute contaminées.
Lâinconnue abandonna finalement la proximité du cercueil de Tancrède en reniflant bruyamment, assistée par son mari. Les parents éplorés passèrent dans une pièce voisine afin de signer des documents en quatre exemplaires.
â Vous pouvez retourner à la gare, expliqua lâofficier, une fois les formalités accomplies. Lâentreprise de pompes funèbres que vous aurez désignée récupérera votre fils demain matin.
â Notre taxi est retourné au village, expliqua le père.
â Je vais appeler une voiture.
Jeanne se tenait un peu à lâécart, en attendant son tour. Elle questionna, à lâintention de Fernand :
â Avons-nous le temps de voir Arthur? Comme nous sommes iciâ¦
â Notre train ne partira pas avant quatre-vingt-dix bonnes minutes. Cela nous laisse suffisamment de temps.
Au moment où lâofficier se tournait vers eux, il enchaîna :
â La personne décédée a un frère dans cette base, lui aussi atteint de la grippe. Arthur Girard. Il se trouve sans doute encore à lâhôpital.
Le militaire parcourut ses formulaires un moment, répondit bientôt :
â Vous avez raison. Mais nous ne sommes pas dans le civil, il nây a pas dâheures de visite.
â Nous sommes venus de Québec, rétorqua Fernand dâune voix impatiente. Jeanne vient de perdre lâun de ses frères, un autre se trouve dans cette bâtisse, malade. Pensezvous sérieusement à la renvoyer chez elle sans lui permettre de le voir?
Lâhomme posa son regard sur les yeux rouges et enflés de la jeune femme, visibles au-dessus de la pièce de coton lui couvrant la moitié du visage. Il se laissa fléchir par son allure défaite.
â Câest bon, je ferai une exception pour votre femme.
Lâimpair mit le rose aux joues du gros homme. Le soldat continua :
â Gardez vos masques, ne touchez rien ni personne. Conservez vos gants, ce sera plus sûr.
Un instant plus tard, ils pénétrèrent dans une très vaste salle aux allures dâentrepôt. Des dizaines de lits sâalignaient sur quatre rangées. La toux de plusieurs malades formait un bruit continu. La plupart de ceux dont la santé se rétablissait dormaient déjà . Des infirmiers, masqués et gantés, passaient de lâun Ã
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