La mort bleue
calme :
â Je vais demander au directeur du Soleil de publier un éditorial condamnant les propos alarmistes de cette feuille bleue, tout en insistant sur le fait que nous faisons tout ce qui est nécessaire.
à la solde du Parti libéral, ce quotidien prenait ses ordres des politiciens. à titre de député fédéral et de maire de Québec, Lavigueur pouvait certainement en influencer le contenu.
â En réalité, précisa Thomas, je me soucie bien peu des articles et des éditoriaux rouges et bleus. Nous avons une épidémie sur les bras.
â Les mesures de prudence sont connues de tout le monde. Tous les journaux les énumèrent chaque jour.
â Mais le conseil municipal devrait prendre acte de la situation et adopter un certain nombre de décisions.
Le maire sâadossa dans son fauteuil et commenta :
â Réduire les heures dâouverture des magasins et fermer quelques lieux publics ne changeront sans doute rien à la situation, tout en nuisant aux affaires. La vraie solution serait dâenfermer tout le monde chez soi, mais câest impraticable. Seriez-vous prêt à fermer boutique?
â Mes intérêts personnels nâont rien à voir. Tôt ou tard, on risque de vous faire payer le prix de cette inaction.
Le commerçant sâexprimait là en organisateur politique. Il conclut en se levant :
â En admettant que vous ayez raison, même inefficaces, certaines mesures rassureront la population et lui donneront lâimpression que vous vous préoccupez de sa santé. Une séance spéciale du conseil me paraît tout indiquéeâ¦
Thomas se leva sur ces mots pour sortir de la pièce, alors que lâélu secouait la tête, peu convaincu.
* * *
Le lendemain, dès le lever, Fernand ressentit une douleur sourde à la base du crâne, de même que dans les épaules et les bras. Comme le dimanche matin, mieux valait sâabstenir de déjeuner afin de participer au « banquet » de la communion, selon la formule consacrée des prêtres, il demeura un peu plus longuement au lit avec lâespoir de voir son malaise sâestomper.
Cela ne se produisit pas. à neuf heures trente, le jeune notaire se présenta dans le hall dâentrée de la maison, toujours en vêtement de nuit, un peignoir enfilé en vitesse demeuré entrouvert sur sa poitrine.
â Je ne vous accompagnerai pas, aujourdâhui, commença-t-il à lâintention de ses parents.
â Quâas-tu? interrogea sa mère, une pointe dâinquiétude dans la voix.
â Un simple mal de tête, puis dans le dosâ¦
La vieille dame fit mine de détacher les boutons de son manteau en disant :
â Je vais rester avec toi.
â Mais non, ce nâest pas nécessaire. Je vais me reposer un peu, les choses se tasseront dâelles-mêmes.
â Cette grippe fait toujours des ravagesâ¦
â Ne va pas imaginer le pire. Tout ira bien.
Madame Dupire posa les yeux sur son mari, comme pour chercher un appui. Elle conclut, après un moment de réflexion:
â Nous allons prier pour toi. Le cardinal ne cesse de le répéter, cela demeure notre meilleure protection contre lâépidémie.
â Câest gentil, je te remercie. Quant à moi, je vais regagner ma chambre.
â ⦠Tout de même, cela mâinquiète un peu de tâabandonner dans cet état.
Eugénie était arrivée à temps pour entendre les dernières phrases échangées. Elle le contempla en posant son chapeau sur ses boucles blondes. Une voilette dissimulerait à demi ses traits, une précaution exprimant un curieux mélange de modestie et de prétention, comme si ses traits risquaient de nuire au recueillement de ses voisins, à lâéglise. Elle ne put se priver dâun commentaire :
â Si tu nâaccordais pas si généreusement des congés aux domestiques, Jeanne serait là pour prendre soin de toi.
â Je te remercie de mâoffrir si gentiment de me tenir compagnie. Toutefois, je préfère demeurer seul. Tu mâexcuseras auprès de tes parents, mais je ne pourrai pas me présenter au dîner habituel.
Le reproche implicite amena lâépouse à crisper les lèvres. Lâidée de jouer à la garde-malade pour son mari ne lui avait même pas effleuré
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