La mort bleue

d’amis à Québec.
    Â«Â Ni ailleurs », songea-t-elle. Elle ne maintenait aucune relation dans son village natal et l’autre domestique de la maisonnée gardait une attitude hostile pour la « nouvelle », malgré les années écoulées.
    â€” Tout naturellement, nous nous sommes rapprochés à cause de notre solitude. Tu demeures mon unique amie.
    Sur la banquette, à l’abri des regards, leurs mains demeuraient jointes.
    â€” Tu comprends alors pourquoi je trouve si naturel de t’accompagner aujourd’hui.
    Ce fut au tour de Jeanne d’exercer une pression sur les doigts masculins, une façon d’exprimer la réciprocité de ses sentiments.
    * * *
    Le train était entré en gare de Québec un peu après cinq heures. Tous les deux avaient somnolé un peu au cours de la nuit. Cela ne valait guère une nuit de repos.
    â€” Vous devez rentrer, maintenant, déclara Jeanne en levant les yeux vers son compagnon. Je connais le chemin jusqu’à la Petite-Rivière-Saint-François. Je peux continuer seule.
    â€” Nous allons nous assurer que le cercueil se trouvera à bord de ce nouveau train, puis nous déjeunerons ensemble. Je te quitterai au moment de ton départ.
    L’homme se dirigea vers le wagon postal sans attendre ses protestations. Superviser le transfert de la grande boîte d’un train à l’autre prit vingt minutes tout au plus. Bientôt, ils se trouvèrent face à face, de part et d’autre d’une petite table, devant un déjeuner copieux. Pendant une bonne heure, ils commentèrent l’affluence grandissante, le jour qui se levait, le climat sévère pour la saison. À la fin, Fernand remarqua à voix basse :
    â€” Pour tous ces gens, nous devons sembler former un couple particulièrement bien assorti.
    â€” … Ne dites pas des choses pareilles, ce n’est pas bien.
    â€” Pourquoi? Quand Eugénie se trouve avec moi dans un endroit public, elle semble terriblement ennuyée. Je ne sais pas si elle a honte de moi ou si elle aurait la même attitude excédée avec qui que ce soit. Tu parais tout à fait à l’aise. Fatiguée, peinée, mais à l’aise.
    â€” … Personne n’a de raison d’avoir honte de se trouver avec vous. Bien au contraire, je vous assure.
    Le rose marquait les joues de la domestique. Elle aussi, depuis un moment, se disait que les choses auraient pu être autrement. Bien sûr, sa mise trahissait un peu sa condition de domestique, celle de son compagnon, le bourgeois prospère. Au-delà des vêtements, la réserve attentionnée qu’ils affichaient l’un pour l’autre devait plutôt paraître charmante.
    Le repas copieux les rasséréna tous les deux. Il était près de huit heures quand l’homme reconduisit sa compagne sur le quai. Près de la porte d’un wagon, elle déclara en posant une main sur la sienne :
    â€” Je vous remercie encore, du fond du cœur.
    â€” Je t’assure, c’est tout naturel, dit-il en caressant ses doigts.
    Elle hésitait entre se dérober, de crainte d’attirer l’attention par ce contact, et joindre son autre main à la première.
    â€” Nous sommes jeudi, réfléchit-elle à haute voix. Le service funèbre aura lieu demain.
    Impossible de passer outre à la veillée funèbre. Fernand chassa l’image d’Henri de son esprit. Le cadavre ne serait vraiment plus très frais en fin de soirée.
    â€” Je pourrai revenir samedi au plus tard, peut-être même demain en fin d’après-midi. Je vérifierai l’horaire des trains.
    â€” Reviens dimanche et profite d’une journée complète de repos, chez tes parents.
    Jeanne se retint d’avouer que la maison paternelle représentait à ses yeux un lieu de détente bien incertain. Après une inclination de la tête, elle grimpa les deux marches donnant accès au wagon. Après avoir vu le train se mettre en route dans un nuage de vapeur blanche, l’homme se résolut à rentrer rue Scott.
    * * *
    Bien que ce fût un journal conservateur, Thomas Picard s’assurait de la présence d’une demi-page de publicité quotidienne dans le Quebec Chronicle . Édouard avait déjà pris le chemin du commerce de la rue Saint-Joseph, Évelyne ne s’attardait