La mort bleue
jamais trop longtemps dans la salle à manger après le départ de son époux. Assez curieusement, cela laissait au vieux couple des moments de tête-à -tête nouveaux pour lui. En prenant mari, Ãlisabeth sâétait retrouvée belle-mère de deux jeunes enfants. Cette forme dâintimité se révélait donc peu familière.
â Tu nâas pas besoin de sortir ces jours-ci, jâespère, sâenquit bientôt le chef de famille en fermant le journal dâun format inhabituel.
â ⦠Pas vraiment, je nâai besoin de rien et les papotages avec les voisines ne mâattirent pas particulièrement. Tu as des projets pour nous?
Elle lui adressait un sourire amusé, soupçonnant chez lui des envies de rapprochement.
â Malheureusement, non. Je dois me rendre au magasin.
Ãlisabeth arqua les sourcils, intriguée.
â Je préférerais que tu demeures dans la maison le plus possible. Avec cette épidémie, mieux vaut user de prudence.
â Les choses ne vont pas mieux? Je dois avouer quâavec toutes les mauvaises nouvelles à ce sujet, je néglige les journaux.
â Le Chronicle devient de plus en plus alarmiste. Voilà quâil réclame la fermeture de tous les lieux publics dâamusement et des églises, de même que la mise en quarantaine des soldats et des marins.
â Pour les soldatsâ¦
Thomas comprit que sa compagne continuait tout de même de parcourir les quotidiens.
â Les autorités militaires les ont confinés dans les casernes depuis plusieurs jours, mais le recrutement se poursuit. Si les habitants de la Citadelle sont sains, lâarrivée dâune recrue malade peut tout changer. Puis, il y a eu de nombreuses morts de marins. Le rédacteur implore aussi la création dâun hôpital de fortune où des volontaires iraient prendre soin des malades, afin de relever le personnel médical insuffisant.
â Pourquoi parles-tu dâun manque de personnel?
â LâHôtel-Dieu ne reçoit plus de nouveaux patients. Une religieuse est décédée, la moitié des autres se retrouve sur le carreau.
La grande maison bourgeoise paraissait être une île abritée des malheurs. Les mauvaises nouvelles venaient à Ãlisabeth par les journaux ou les hommes de la maison. Personne nây avait encore été touché par la contagion, pas plus que dans les demeures voisines, dâailleurs.
â Tu pourrais rester à la maison, pendant les jours à venir.
â Je suppose que oui⦠mais cela ne fera aucune différence.
Devant la mine intriguée de son époux, elle ajouta :
â Comme toi et Ãdouard passez vos journées au magasin, parmi les employés et les clients, pour revenir ensuite à la maison, me cloîtrer ici ne donnerait rien.
â Nous devrions peut-être prendre des arrangements, le temps que lâépidémie prenne fin. Il y a des hôtels pas très chers dans la Basse-Ville.
â Voyons, ne dis pas de sottises, je ne me séparerai pas de toi.
Il pensa ajouter quelque chose, se contenta dâun sourire avant de convenir :
â Tu as sans doute raison. Maintenant, si tu veux bien mâexcuser, je dois y aller, le commerce mâattend.
Ãlisabeth lâaccompagna jusquâà la porte, afin de le quitter sur un baiser.
* * *
Certains mensonges demeuraient tellement véniels quâils ne méritaient aucune confession. Thomas négligea de se rendre à son magasin pour se présenter plutôt à lâhôtel de ville. Familier des lieux, il frappa bientôt à la porte du bureau du maire Lavigueur, pour entrer avant même dây être invité.
â Ah Picard! déclara le politicien, après lâinstant de surprise passé. Que voulez-vous?
â Vous avez lu le Chronicle ?
â Je vais poursuivre ces gens! Ils ne peuvent pas salir des réputations impunément.
â Le moment ne me semble pas propice à ce genre de jeu politique. Une pareille initiative se révélerait ridicule, de toute façon. Vous nây gagneriez rien, en plus dâattirer la sympathie sur ce journaliste. Ce dernier se contente de réclamer lâadoption de mesures semblables à celles prises dans toutes les villes dâAmérique.
Le politicien dut en convenir. Après une pause, il décida dâune voix plus
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