La mort bleue
bouleversé ce scénario en proposant de retrouver son cavalier à la banque un peu avant sept heures. Condamné à faire du temps supplémentaire, le jeune employé de la Banque de Montréal découvrirait au moins un visage ami au moment dâabandonner son labeur. En lui serrant la main, au moment de la rejoindre sur le trottoir de la rue Saint-Jean, il déclara :
â Câest un peu ridicule de vous faire parcourir tout ce chemin. Vous partez des abords du cinéma pour y revenir avec moi.
â Dâabord ce nâest pas très loin, puis cela me fait profiter dâune petite marche. Les occasions de sâaérer ne sont pas si nombreuses, avec le mauvais temps des dernières semaines.
Il lui tendit le bras, puis conclut :
â Remarquez, je ne me plains pas. Cela me donne le plaisir de me montrer en votre compagnie.
Ils parcoururent la rue Saint-Jean jusquâau bout en sâattardant devant quelques vitrines, sâengagèrent rue de la Fabrique. à ce moment, Françoise demanda :
â Votre directeur, à la banque, ne vous fait pas trop de misères? Vous demander de travailler un dimanche, cela me paraît excessif.
â à part être un Anglais, je ne peux rien lui reprocher.
â Et cela, ce nâest pas de sa faute.
Elle sâamusait de la remarque. Son compagnon prenait la chose un peu plus sérieusement :
â Jâaimerais bien savoir à qui tenir rigueur du fait que dans cette province, ceux qui donnent les ordres parlent toujours anglais et ceux qui doivent obéir, toujours français.
Elle exerça une pression des doigts sur lâavant-bras de son compagnon. Juste après avoir dépassé le commerce ALFRED, ils se trouvèrent devant lâentrée du cinéma Empire. Depuis trois ans, cette petite salle offrait des projections aux habitants de la Haute-Ville. De grands placards collés aux murs annonçaient la présentation du film Hearts of the world . « Le triomphe suprême de D. W. Griffith », prétendait la réclame. Sous le titre, on vantait la plus douce histoire dâamour jamais présentée, avec des scènes de combat tournées sur les champs de bataille de France.
â Oh! murmura Françoise en sâimmobilisant. Câest ridicule, je vis tout à côté et je nâavais pas saisi la nature de ce filmâ¦
Son titre ne laissait guère deviner que la guerre en était le sujet. Son compagnon demanda :
â Préférez-vous que nous regardions ailleurs? Il y a quelques théâtres dans la rue Saint-Joseph et le tramway se trouve justement à lâarrêt, plus bas.
â Non, non. Après tout, je dois bien accepter de voir ce dont tout le monde parle.
Son compagnon paya les deux entrées et la conduisit dans la salle obscure. Les lumières sâéteignirent bientôt dans la vaste pièce. Malgré la réticence du clergé à voir le jour du Seigneur souillé par des représentations de ce genre, la plupart des sièges étaient occupés. Tout au long de la projection, la toux de lâun ou lâautre des spectateurs créa un bruit de fond agaçant.
Hearts of the world , loin dâêtre le chef-dâÅuvre annoncé, consistait en un exercice de propagande grossier. Dans un village français occupé, une jeune fille, interprétée par Lillian Gish, était battue à coups de pied ou soumise à une tentative de viol dès quâelle se trouvait à proximité dâun soldat allemand. Un ami dâenfance la libérait finalement de ce triste destin. Comment diable un Américain pouvait-il connaître une jeune Française depuis sa naissance? La résolution de ce mystère était laissée à lâimagination des spectateurs.
Le film contenait assez de scènes de bataille pour donner une petite idée de lâenfer de la ligne de feu. Françoise le devinait, la censure empêchait de montrer les aspects les plus cruels de la guerre. Mathieu devait affronter quotidiennement pire encore.
Finalement, songeurs, tous deux quittèrent le théâtre en fin de soirée. La jeune femme se sentait atrocement coupable de chercher à se divertir, avec un homme en plus, alors que son « promis » affrontait une situation si difficile. De son côté, Gérard mesurait combien ces héros, à leur
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