La mort bleue
parce que les femmes, très nombreuses, mobilisées dans des emplois salariés autrefois réservés aux hommes, devaient trouver une nouvelle liberté de mouvement, son ensemble nâallait pas plus bas que les mollets. Encore en 1914, cette tenue aurait paru indécente.
Elle marcha dâun pas vif jusquâà lâarrêt de tramway le plus proche, monta prestement dans la voiture à peine arrêtée. Aucun autre passager ne sây trouvait, les journaux conseillant dâéviter autant que possible de se tenir avec dâautres personnes dans des lieux clos. Toutes les réunions devenaient inquiétantes, même les plus anodines. Sur les trottoirs, les gens marchaient dâun pas rapide, la tête baissée. Sâils nâapercevaient pas leurs connaissances, ils nâauraient pas à leur tendre la main pour échanger un « Bonjour ». Les plus inquiets semblaient craindre dâattraper la maladie par un simple regard.
Par la fenêtre de la voiture, Thalie contemplait les devantures des restaurants, des cinémas et des autres lieux publics. La semaine précédente, même lâarchevêque de Montréal avait cru bon dâaccorder à ses ouailles la permission de sâabsenter de la messe dominicale sans risque de péché. En ces temps périlleux, les curés sâalarmaient de la désertion du sacrement de la confession. La grande boîte où énumérer ses fautes ressemblait fort à un cercueil dressé debout, sans compter les microbes susceptibles de polluer ce petit réduit.
* * *
Henri Lavigueur devait harmoniser ses responsabilités de maire et de député aux intérêts de son entreprise commerciale. Avec lâaide de commis compétents, il sâoccupait lui-même du magasin dâinstruments de musique situé rue Saint-Jean, dans la Haute-Ville. Les quartiers Saint-Roch, Saint-Sauveur et Jacques-Cartier recelaient assez de ménages prospères pour justifier la présence dâun second établissement dans la Basse-Ville. Celui-là profitait de la présence de son fils aîné, Louis.
Au moment où le père entrait dans la succursale de la rue Saint-Joseph, il aperçut ce dernier en grande conversation avec un épicier soucieux dâoffrir à ses proches les plaisirs dâun harmonium. Il attendit la fin de lâexplication, profita ensuite du fait que le client voulait essayer lâinstrument pour demander à Louis :
â Les affaires demeurent-elles bonnes?
â Pas du tout. Avec la grippe, les visiteurs se font de plus en plus rares. Depuis une semaine, nous ne faisons sans doute pas nos frais.
â Ãvidemment, avec les articles de journaux si alarmistesâ¦
à ce moment, le jeune homme fut pris dâune quinte de toux. Le client sâéloigna un peu de lâinstrument, porta machinalement la main à son visage afin de couvrir à la fois son nez et sa bouche. Son amour de la musique ne le conduisait tout de même pas à risquer sa vie.
Le commerçant retrouva son souffle avec peine, puis expliqua :
â Les journaux nâont rien à y voir. Le sifflement de mes poumons suffit à garder les gens chez eux.
Le ton contenait une pointe de reproche, le père encaissa le choc, regarda autour de lui : sauf lâamateur dâharmonium, personne ne se trouvait dans le commerce. Si les ménagères ne pouvaient se priver dâaller au marché afin de procurer des vivres à leur famille, et même, à la rigueur, des vêtements, ajourner lâachat dâun instrument de musique ne posait aucun problème.
â Les choses iront certainement mieux bientôt, maugréa le maire.
â Au premier coup dâÅil, cela ne paraît pas, répondit le jeune homme avant de retousser bruyamment.
Lavigueur secoua la tête, soudainement très préoccupé. La visite de Thomas, deux jours plus tôt, lui restait en travers de la gorge. Maintenant, ses préoccupations prenaient une tournure très personnelle. Après quelques mots dâencouragement à son fils, il se dirigea prestement vers le grand magasin PICARD. La planification de la séance spéciale du conseil municipal, prévue pour le soir, méritait un effort de réflexion avec ce citoyen éminent.
* * *
Le vicaire Malenfant exerçait son ministère dans la paroisse
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