La mort bleue
lâinformation, puis Françoise demanda dâune petite voix :
â Peux-tu lire ce journal sans le commenter à haute voix?
Elle ajouta bientôt, afin dâenlever toute rudesse à sa remarque :
â Je pense que je suis un peu peureuse.
Thalie agréa dâun regard, puis sâadressa à sa mère :
â Puis-je mâabsenter cet après-midi?
â Tu seras tout à fait libre de tes mouvements. à midi, je vais pendre le petit écriteau indiquant « Fermé » à la fenêtre de la porte, puis jâajouterai une note indiquant « à cause de lâépidémie ». Si nous devons passer les prochains jours assises à ne rien faire, autant que ce soit dans lâun des fauteuils du salon, un bon livre à la main.
â Cela vaudra mieux, lâencouragea sa fille. De toute façon, les personnes désireuses de sâacheter des vêtements pourront le faire dans quelques jours. Ce genre dâenvie ne passe jamais à une femme.
La propriétaire des lieux quitta sa chaise pour sâengager dans lâescalier.
â Mais ses besoins peuvent changer. Je contacte nos fournisseurs afin de commander des vêtements de deuil.
â Voyons, Marie! sâexclama Françoise. Ne soyez pas si pessimiste.
La femme se retourna, le temps de dire :
â Les cent quatre-vingts victimes ont, au bas mot, huit cents mères, sÅurs, épouses ou fiancées, puis il y a la clientèle de lâextérieur de la ville. Lâépidémie progresse encore. Je pense que le noir dominera dans de nombreuses garde-robes féminines lâhiver prochain.
Sur ces mots, elle gagna le bureau situé à lâétage.
* * *
Tout de suite après le dîner, Thalie revêtit son paletot, le boutonna jusquâau cou, puis sâarrêta devant un miroir pendu dans le couloir afin de fixer soigneusement son masque derrière ses oreilles.
â Si nous devons nous spécialiser dans les vêtements de deuil, déclara Françoise en se plantant derrière elle, nous ferions peut-être aussi bien de vendre des masques noirs.
La jeune fille posa ses grands yeux sombres dans ceux de son amie, puis déclara dâune voix douce :
â Cette situation te préoccupe beaucoup.
Une larme perla dans chacun des yeux de Françoise, qui confia dans un souffle :
â Je suis si fatiguée de tout cela. Nous ne recevons plus de nouvelles de Mathieu. Capitaine! Tu connais lâespérance de vie des officiers.
On leur demandait de mener les attaques vers les lignes ennemies à la tête de leur contingent. Cela en faisait des cibles parfaites.
â Puis maintenant, Amélie se trouve seule à Rivière-du-Loup avec tante Louise. Mon père nâose même plus mâembrasser, de peur de mâinfecter!
â ⦠Ne tâinquiète pas, les choses iront mieux maintenant.
Lâautre la regarda dans les yeux, puis explosa :
â Ne me traite pas comme une idiote. Il y a moins de deux heures, tu affirmais que le nombre de cas continue dâaugmenter!
Françoise ne se mettait presque jamais en colère. Quand cela lui arrivait, elle devenait désemparée devant son propre excès et susceptible dâéclater en sanglots dans les secondes suivantes. Thalie lâencercla de ses bras, la pressa contre elle, puis posa sa bouche masquée tout près de lâoreille afin de dire :
â Je te demande pardon si je tâai donné lâimpression de te manquer de respect. Au sujet de Mathieu, je me console en me disant que les combats se termineront bientôt, lâAllemagne et lâAutriche reculent partout.
Elle sâéloigna un peu, contempla de nouveau les grands yeux gris.
â Alors, je prie de tout mon cÅur pour que papa sache veiller sur lui, de là -haut, afin que le grand sot que nous aimons toutes les deux nous revienne en un seul morceau. Au sujet de la grippe, je te rappelle que les sept huitièmes de la population ne lâont pas attrapée. Câest beaucoup.
â Les chiffres grimpent.
Une pointe dâaffolement teintait la voix de Françoise.
â Jâai parlé aussi de cent quatre-vingts décès, cela pour douze mille malades. Si cette grippe tue beaucoup plus que les autres, la plupart des gens sâen sortent. Pour lâimmense majorité, câest un mauvais
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