La mort bleue
moment à passer.
â Mais tu ne sors jamais dehors sans ce masque.
Lâétudiante en médecine laissa échapper un rire bref, puis elle précisa :
â Je nâai aucune envie de passer par ce mauvais moment, toi non plus. Alors ne sors jamais sans ton masque, repose-toi bien, mange bien. Avec un peu de chanceâ¦
Sur ces mots, elle posa ses lèvres sur les joues de son amie, sâamusa de lâeffet produit à cause du masque, puis sâesquiva par lâescalier avec un dernier salut de la main.
* * *
Thalie ferma soigneusement la porte du commerce, sâengagea dans la rue de la Fabrique en diagonale, sâarrêta pour laisser passer un tramway à peu près vide. Elle remarqua le chauffeur, affublé dâun masque semblable au sien. La nonchalance remarquée le lundi précédent disparaissait bien vite.
Un moment plus tard, elle posait le pied sur le trottoir de la rue Buade, sâengageait dans Desjardins afin de rejoindre le grand édifice de pierre de la cathédrale anglicane.
Le logis de lâévêque se trouvait dans une maison attenante. La jeune fille sonna, attendit en vain une longue minute, puis agita encore la chaînette de laiton, cette fois avec insistance. Une adolescente vêtue dâun uniforme de domestique vint lui ouvrir. Thalie prononça dans son meilleur anglais :
â Je veux voir madame Hawkins.
â ⦠Madame est très occupée, avec la grippe.
â Justement, jâaimerais lui offrir mes services. Je suis étudiante en médecine.
Lâautre parut un peu intéressée par cette dernière information.
â Attendez un instant, je vais voir.
La porte se ferma sur le nez de la visiteuse. Laisser ainsi quelquâun sur le trottoir tenait de la dernière impolitesse, mais la situation amenait de nombreuses personnes à oublier toute bienséance. Les Québécois, préoccupés de microbes et de germes, tendaient à garder leurs distances et à transformer leurs demeures en forteresses.
Un moment plus tard, la domestique revint pour déclarer:
â Madame consent à vous accorder une minute.
La bonne paraissait encline à sâassurer que la visiteuse ne prenne pas une seconde de plus, chronomètre en main.
La porte dâentrée sâouvrait sur un long couloir, tout de suite à gauche se trouvait une pièce lambrissée de chêne, les murs couverts dâétagères ployant sous le poids des livres. Lâépouse de lâévêque occupait la pièce de travail de son mari, un téléphone à portée de la main, une multitude de bouts de papier dispersés sur le bureau devant elle. Une autre femme sâaffairait dans un coin de la pièce, assise derrière une table à cartes, elle aussi couverte de documents.
â Je suis désolée de vous recevoir de façon aussi cavalière, sâexcusa son interlocutrice, une personne dans la cinquantaine, en se levant à demi, la main tendue, mais dans les circonstancesâ¦
â Je comprends, répondit la visiteuse en adressant un salut de la tête à lâautre personne présente dans la pièce, aussi je ne vous ferai pas perdre de temps. Je suis Thalia Picard, étudiante en médecine à McGill.
â Oh! Je sais parfaitement qui vous êtes. Sans ce masque, je vous aurais reconnue tout de suite. Nous sommes presque voisines et je vous ai vue à quelques reprises au Quebec High School, lors de visites effectuées avec mon mari. Asseyez-vous.
La jeune fille posa le bout des fesses sur la chaise devant le bureau, continua avec une pointe de modestie :
â Je suis seulement en première année. En fait, jâai assisté aux cours pendant un peu plus dâun mois, avant la fermeture de la Faculté. Mais je sais que je serai utile à votre mari. Jâai lu dans les journaux que vous recrutiez des volontaires pour le centre de soins quâil dirige dans la Basse-Ville.
Lâévêque anglican avait pris lâinitiative de créer un établissement de soin rue Saint-Pierre, à lâintention des protestants victimes de grippe, tant les habitants réguliers de la ville que les marins de passage.
â Je suis certaine que vous sauriez lâaider. Toutefoisâ¦
â Vous ne me prendrez pas parce que je suis catholique? sâoffusqua Thalie en élevant un peu la
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