La mort bleue
donna la peine de préparer une théière de thé frais. Au moment de sâasseoir sur la chaise en face de son compagnon, elle déclara, un peu amusée :
â Cela nâira pas, avec ce masque.
â Alors, enlève-le.
Comme elle hésitait, Fernand insista :
â Je ne tousse plus, tu portes des gants de coton, nous sommes tous les deux de part et dâautre de ce guéridon. Nous ne risquons pas de nous contaminer lâun lâautre.
Surtout, malgré la prudence affichée, lâhomme considérait que la promiscuité des derniers jours lâavait exposée à la contagion. Si Jeanne, tout comme ses parents, les enfants ou Eugénie, se trouvaient toujours en bonne santé, cela tenait à leur bonne étoile ou à une quelconque protection divine.
à la fin, la jeune femme se cala dans sa chaise afin de sâéloigner encore un peu plus de la source dâinfection, puis elle décrocha les deux boucles de ruban de ses oreilles, pour laisser tomber le masque sur sa poitrine.
â Jâavais presque complètement oublié combien tu es jolie, constata Fernand.
Cette fois, le rose marqua ses joues sans quâelle puisse le dissimuler. Elle sâempara de sa tasse de thé pour en prendre une gorgée et retrouver sa contenance.
â Tout à lâheure, je vais prendre un bain, continua le convalescent. Lâeau chaude me fera certainement le plus grand bien. Tu voudras bien mâaider?
Elle sâimagina un instant en train de lui laver le dos⦠ou dâautres parties plus compromettantes de son anatomie. Il lui adressa un sourire amusé avant de continuer :
â Je veux dire pour le remplir, régler la température, des choses comme cela. Pour le reste, je peux me débrouiller.
Ses yeux exprimaient un amusement croissant, comme si sa pudibonderie sâestompait en même temps que les symptômes de la grippe.
â Et câest bien dommage, conclut-il.
* * *
Le magasin ALFRED demeurait désert depuis le matin. La mise à pied temporaire des deux vendeuses ne risquait guère de nuire aux affaires. La situation rendait Marie songeuse.
â Nous pourrions aussi bien fermer tout à fait, jusquâà ce que les choses rentrent dans lâordre, grommela-t-elle.
Françoise et elle étaient installées devant le comptoir, sur des chaises apportées de la salle de repos située au fond de la boutique. Les derniers jours avaient permis de tout récurer, de mettre de lâordre dans les mouchoirs, les rubans et les dentelles. Chacun des atomes de poussière avait fait lâobjet dâune chasse impitoyable pendant une journée entière.
â Ce serait tout aussi bien, répondit Thalie.
La jeune fille était juchée sur un tabouret derrière le comptoir, la copie du matin du Soleil ouverte devant elle.
â Il semble que douze mille citoyens soient touchés par la maladie. Compte tenu de la population de la ville, cela signifie au moins une personne sur huit, peut-être même sur sept. Câest très sérieux.
â Heureusement que nous ne sommes que cinq dans lâappartement, remarqua Françoise.
Son humour sonnait faux. Tous les deux jours, son père téléphonait à Rivière-du-Loup afin de se rassurer sur lâétat de santé dâAmélie et, tout de suite après, il contactait son aînée pour lâinformer de la situation.
â Cela ne peut tout de même pas aller sans cesse en augmentant, plaida Marie en regardant sa fille. La grippe ne touche jamais tout le monde.
â Les journaux donnent le nombre des nouveaux cas tous les jours : ils sont en croissance régulière. Personne ne sait quand la maladie cessera de progresser.
Des souvenirs de lecture venaient à lâétudiante en médecine, les récits de villes victimes de la peste ou du choléra. Cette dernière affection avait touché Québec en 1832. Mais des épidémies avaient encore semé la mort moins de quarante ans plus tôt. Un intérêt un peu morbide lâamena à commenter encore :
â Le nombre de décès attribué à la grippe atteint maintenant cent quatre-vingts, toujours pour notre ville. Selon les entrepreneurs de pompes funèbres, depuis dix jours, leur clientèle tient essentiellement à cette maladie.
Un long silence accueillit
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