La mort bleue
lâabsentéisme de leurs travailleurs. Dans ces conditions, impossible dâaugmenter les cadences.
â Ils me répondent cela, très précisément. Enfin, une chose doit nous rassurer : le vice vend toujours. Je nâai constaté aucune baisse dans le rayon du tabac et des articles pour fumeurs. Dommage que nous ne vendions pas dâalcool.
Thomas sâamusa du constat, examina les chiffres un moment. Ãdouard observa encore :
â En fermant complètement le commerce, nous pourrions réduire nos pertes.
â Mais ce serait donner lâimpression que la situation continuera éternellement à se détériorer. Là , nous faisons savoir à la population que nous sommes à son service, prêts à lâaccueillir à son retour. Bref, nous lui montrons notre fiabilité, malgré les coups durs.
Lâhomme marqua une pause avant de compléter sa pensée :
â La plupart des achats sont tout bonnement remis à plus tard. La dame qui doit procurer de nouveaux pantalons à ses six enfants sây résoudra tôt ou tard.
â Mais il y a des chances quâà ce moment, il ne lui reste que quatre enfants, compléta Ãdouard. Pire encore, les plus jeunes porteront les vêtements de leurs aînés décédés.
Si le ton de son fils ne trahissait aucun cynisme, les mots glacèrent le sang du père. La parade des trois cercueils aperçus plus tôt lui revint en mémoire.
* * *
Le son dâun doigt frappant à la porte du bureau chassa bien vite ses sombres pensées. Flavie passa la tête dans lâembrasure pour annoncer :
â Monsieur Létourneau vient dâarriver.
â Faites-le entrer.
Devant la mine interrogatrice dâÃdouard, le propriétaire expliqua :
â Comme je me doutais bien que nous aurions à adapter un peu le rythme de notre production, jâai demandé à Fulgence de nous rejoindre.
« Jâaurais bien pu apporter ces précisions à notre employé, songea le jeune homme. Un simple coup de fil suffisait. » Thomas préférait mettre des formes, cultiver de bonnes relations. Il quitta son siège pour aller au-devant du nouveau venu, lui serra la main en demandant :
â Jâespère que vous vous portez bien, tout comme tous les vôtres.
â Oui. Dieu merci, jusquâici la grippe nous a épargnés.
â Votre garçon, Jacques, ne fréquente plus lâécole, jâespère.
â Nous le gardons à la maison depuis près de dix jours. De nombreux frères enseignants ont été touchés.
Tout en échangeant ces mots, le commerçant avait approché une seconde chaise près de son bureau. Le directeur des ateliers adressa quelques mots à Ãdouard, puis reporta son attention sur son patron. Celui-ci aborda son principal sujet dâinquiétude :
â Du côté du personnel de la Pointe-aux-Lièvres, quelle est la situation médicale?
â Il manque une personne sur six ou sept. Cela perturbe un peu la production.
â Des décès?
â Quelques-uns. Jâai proposé à tous de porter un masque et la plupart des couturières, des mécaniciens et des manutentionnaires ont trouvé lâidée excellente. Dâautres considèrent quâils bénéficient dâune protection divine et se promènent avec un air de bravadeâ¦
â Mettez-les à la porte sâils ne comprennent pas. Faire exprès pour propager la maladie est criminel.
Encore une fois, le défilé des trois cercueils lui passa à lâesprit.
â Mon fils va vous expliquer quels changements vous devrez apporter à la production.
Ãdouard fut reconnaissant à son père de lui abandonner cette responsabilité. Heureux de sortir de son mutisme, il sâaffichait ainsi comme la personne réellement responsable des opérations. En quelques mots, il invita le gérant à accélérer la production des vêtements les plus chauds.
â Les quantités?
â Jâai ça ici.
Le jeune homme tendit la main, récupéra une feuille soigneusement dactylographiée sur le bureau. Pendant de longues minutes, Fulgence Létourneau demanda des précisions. à la fin, il plia le morceau de papier pour le faire disparaître dans la poche intérieure de sa veste. Quand lâhomme fit mine
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