La mort bleue
de se lever, son employeur le retint en disant :
â Encore un instant. Vous vous doutez que le conflit européen tire à sa fin?
â ⦠La liste des morts et des blessés sâallonge sans cesse
dans les journaux.
â Parce que tous les généraux semblent vouloir entrer
dans les livres dâhistoire en menant une action dâéclat avant
la fin des hostilités. Leur petite gloire sâérigera sur des
monceaux de cadavres supplémentaires. Mais on mâa averti,
en haut lieu, de ne plus compter sur de nouvelles commandes
militaires.
Le gérant offrit une mine dépitée, comprenant tout de
suite les conséquences de ce constat :
â Il faudra renvoyer bien du monde. La moitié des filles
confectionnent des pièces dâuniforme.
â Au cours des prochaines semaines, identifiez les
meilleures couturières. Si des mauvaises coutures ne vexent
personne sur un capot de soldat, sur le manteau dâune
élégante, cela dépare un peu.
â La moitié dâentre ellesâ¦
â Nous garderons les meilleures.
Des centaines de jeunes filles venaient des campagnes afin de profiter de lâemballement de la production manufacturière causée par le conflit. Les plus chanceuses regagneraient leur paroisse pour épouser un cultivateur, toutes fières dâavoir amassé leur trousseau de jeune mariée grâce au salaire reçu pendant deux ou trois ans. Les autres passeraient de durs moments avant de décrocher un nouvel emploi.
â Ne pouvons-nous pas les convertir à la production de vêtements civils? demanda Ãdouard. Excepté ces derniers temps, à cause de la grippe, la demande sâaccroît sans cesse.
â Mais avec les pertes dâemploi dues à la fin de la production de guerre, la demande baissera aussi, car les gens auront moins dâargent dans leur poche. Ils vont même éviter de dépenser leurs économies, au cas où le ralentissement se prolongerait.
Tout en parlant, lâhomme se résolut à conserver la planification à long terme de lâentreprise pour lui seul. Son fils assumait très bien la gestion quotidienne, mais les enjeux les plus importants lui échappaient encore.
â Nous allons garder les meilleures employées dans les ateliers, continua-t-il, et nous départir des autres. Nous allons aussi diminuer un peu le personnel du magasin. En réduisant nos coûts dâopération, nous maintiendrons plus facilement notre marge bénéficiaire.
Sur ces derniers mots, Thomas se leva, donnant le signal de la fin de lâentretien. Létourneau se laissa reconduire jusquâà la porte, échangea une dernière poignée de main avec son employeur.
â Je vous souhaite une bonne santé, à vous et à votre famille, conclut-il.
â Et moi, je vous retourne le même souhait. Ces jours-ci, nous mesurons mieux combien cela est précieux.
Le gérant quitta les lieux, un peu touché de la sollicitude de son patron. Ce dernier ne préciserait jamais que son intérêt concernait surtout son petit-fils placé en adoption, et bien accessoirement le reste des membres de la maisonnée Létourneau. En regagnant sa place, le commerçant dit encore à son fils :
â Tu regarderas un peu plus attentivement la performance de notre personnel, pour me faire des recommandations. Avec la pénurie de main-dâÅuvre due au conflit, nous avons parfois recruté des gens peu productifs. Ceux-là , nous ferons mieux de les envoyer poursuivre leur carrière chez nos concurrents.
Son garçon acquiesça.
â Rentres-tu avec moi? demanda encore Thomas.
â Non, il me reste quelques petites choses à régler.
â Alors bonne soirée.
Le propriétaire récupéra son manteau sur la patère, près de la porte. Au moment de saluer la secrétaire, il songea: « Ils vont rester tout fin seuls dans le magasin. Ãvelyne attendra sans doute son époux jusquâau milieu de la soirée. »
Certaines mauvaises habitudes semblaient avoir la vie dure.
15
Si les nouvelles règles relatives aux cérémonies religieuses ne rendaient pas les Québécois fort matinaux, elles en feraient de bien mauvais chrétiens. Un moment, Thalie eut envie de se laisser compter dans ce second bataillon. à Montréal, il lui était
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