La mort bleue
entendaient se couper entièrement du genre humain. Cela lui rappelait les évocations des épidémies de peste dont les journaux accablaient les lecteurs déjà enclins à sâinquiéter.
La rareté de la main-dâÅuvre nâaffectait pas vraiment les opérations du magasin à rayons puisque la clientèle se trouvait réduite au moins dans la même proportion. « Personne nâa de raison de risquer dâattraper la crève afin de venir chercher une paire de pantalons », ronchonna-t-il entre ses dents.
Le seul motif de la visite du propriétaire des lieux tenait à la promesse dâÃdouard de lui fournir une estimation chiffrée des pertes quotidiennes. à table, ce genre de compte rendu aurait ruiné le repas du soir. Autant lâentendre dans son grand bureau. Lâhomme trouva lâascenseur immobile au rez-de-chaussée, la porte couverte de laiton grande ouverte, un adolescent de quatorze ans affublé dâun uniforme rouge criard assis sur un tabouret.
â Bonjour, monsieur Picard, lâaccueillit le garçon en quittant son perchoir. Vous montez au troisième?
â Je ne peux rien te cacher. Le masque, cela doit faire fuir la clientèle, non?
Lâautre roula des yeux inquiets, balbutia :
â Selon les médecins, des petits espaces fermés comme celui-ci sont remplis de germes. Câest pire encore quâun tramway.
Sur lâune des parois métalliques du réduit, une affichette affirmait : « Cet ascenseur est soigneusement lavé à lâeau de Javel toutes les heures. » Lâendroit empestait dâailleurs le désinfectant.
â Alors, si les médecins lâaffirment, nous serions mal venus de nous y opposer, nâest-ce pas? Tu as raison dâêtre prudent. Tu nâas pas pensé à porter un masque rouge écarlate? Cela irait mieux avec lâuniforme.
â ⦠Je demanderai à maman de mâen confectionner un. Vous êtes au troisième.
Le propriétaire laissa son jeune employé un peu perplexe. Il traversa le rayon des vêtements pour femmes, à peu près désert. Il demanda au gérant de faction derrière la caisse :
â Cela ne sâaméliore pas?
â Au contraire, les choses empirent. Nous pourrions sans doute dire à tout le personnel des ventes de rester à la maison. Je suffirais à la tâche.
â Dâun autre côté, laisser croire que nous abandonnons notre poste, au moment de lâorage, ne paraîtrait pas très bien. La concurrence murmurerait que la faillite nous menace.
Lâautre lui jeta un regard sceptique. Arriver au bureau à quatre heures de lâaprès-midi ne permettait guère de se poser en modèle de ponctualité et de rigueur. Comme la rémunération dâun chef de rayon se composait dâune part des profits de son « département », celui-là rêvait de débaucher les vendeuses afin de réduire ses propres pertes.
â De toute façon, conclut le propriétaire, nous devons fermer les portes dans quelques minutes. Tout le monde retrouvera bientôt sa liberté.
Le magasin PICARD mettait habituellement fin à ses opérations vers six heures tous les soirs de la semaine, excepté le vendredi, un jour où lâaffluence retenait tout le monde à son poste jusque vers neuf heures. Les règles fixées par la proclamation ne paraissaient guère excessives, dans les circonstances.
Les bureaux administratifs se trouvaient dans lâédifice voisin, le premier commerce de grande surface ouvert par son père, Théodule, en 1876. Une ouverture percée dans le mur mitoyen permettait dây accéder directement. En sâapprochant, Thomas trouva son fils assis sur le bord du bureau de la secrétaire, en pleine conversation avec celle-ci :
â Quel dommage que les cinémas soient fermés, lâentendit-il regretter dâune voix mielleuse. Les films produits aux Ãtats-Unis deviennent de plus en plus intéressants. Certains durent deux heures, à en croire la publicité.
â Je pense que je me lasserais avant la fin. Je préfère les petites histoires. Avez-vous vu celles de Charlie Chaplin? Il est si drôle avec son chapeau melon, sa petite moustache, sa veste toujours deux tailles trop petite.
â Il joue toujours le même
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