La mort bleue

rôle, celui du vagabond. Je pense que les gens vont se lasser. Je suis certain que les grands films vous plairaient aussi. Donc, quand l’Auditorium rouvrira, je vous y inviterai.
    La secrétaire eut un battement de ses longs cils, un sourire entendu sur les lèvres, puis elle glissa :
    â€” Ce ne serait pas gentil de laisser votre femme seule à la maison.
    â€” Si vous insistez, je peux l’inviter aussi. Mais elle préfère la compagnie de Junior et son confort domestique à toutes les sorties que je propose.
    Demeuré à l’écart pour écouter cet échange, Thomas se remémorait les motifs qui lui faisaient craindre la présence d’une secrétaire. Très précisément, la scène lui rappelait sa mésaventure avec Marie, vieille de vingt-deux ans maintenant. Des jeux de ce genre pouvaient coûter très cher. Il en avait averti son fils des années plus tôt. Ce dernier se comportait toutefois comme si cette nouvelle secrétaire se trouvait condamnée à répéter les erreurs de la précédente. Ces jeunes femmes se laissaient mener en bateau à cause du tout petit espoir, toujours déçu, que cela se termine en épousailles.
    Il toussa pour les avertir de sa présence, s’avança vers l’espace de travail de la secrétaire au moment où Édouard se remettait debout, un air un peu coupable sur le visage. De son côté, Flavie redécouvrit la lettre coincée sous le rouleau de sa machine à écrire.
    â€” Bonjour, papa. As-tu passé une bonne journée?
    Le ton narquois visait à renverser le fardeau de la preuve. Des témoins de la scène, s’il y en avait eu, aurait soupçonné le propriétaire du grand magasin de se prélasser au lit toute la journée plutôt que d’assumer ses responsabilités. La stratégie fonctionna : Thomas perdit immédiatement son envie de semoncer son garçon sur les dangers de conter fleurette à une employée du magasin.
    â€” As-tu calculé le montant de nos pertes, comme je te l’ai demandé? demanda-t-il d’une voix impatiente, presque désireux de le prendre en défaut.
    â€” À dix sous près. Mais afin de nous donner une meilleure idée de la situation, j’ai aussi comparé notre situation à celle des dix premiers jours de septembre dernier et à celle des dix premiers jours d’octobre de l’année 1917.
    Le propriétaire ne pouvait que répondre : « Beau travail. » Son humeur maussade l’incita plutôt à rester coi. Édouard continua :
    â€” Si tu veux m’attendre un moment, je vais m’occuper de la fermeture. Même si les clients se font rares, nous devons tout de même pousser quelques hurluberlus vers la porte. Ils semblent préférer passer leur temps ici plutôt que chez eux.
    Thomas acquiesça de la tête. Peut-être ces badauds craignaient-ils de regagner une demeure touchée par la maladie ou encore par un deuil. Il s’approcha de la fenêtre donnant sur la rue Saint-Joseph, songeur. Après un moment, il entendit un pas léger derrière lui, sentit une présence. Il se retourna pour voir Flavie à ses côtés.
    â€” C’est un peu difficile de se concentrer, vous savez. Plusieurs fois par jour, nous entendons le glas.
    Elle plaidait bien sa cause, essayait de se faire pardonner son moment d’oisiveté. Il la contempla. Ses cheveux bruns coupés court, à la garçonne, dégageaient un visage régulier, aux traits mobiles. Les yeux bruns irradiaient l’intelligence, la vivacité d’esprit. Elle ne se comparait guère à Marie, timide, réservée et inquiète, plus de vingt ans plus tôt. L’attention des hommes ne l’effrayait guère : elle la recherchait.
    â€” Je sais. Les décès surviennent plus souvent dans la Basse-Ville, à cause des foyers surpeuplés…
    Il s’arrêta. Cette fille devait habiter le quartier. L’inquiéter en évoquant les corps affaiblis par de longues heures de travail, une alimentation souvent pauvre et peu variée, ne servirait à rien. Il exprima alors une certaine sollicitude :
    â€” Êtes-vous satisfaite de votre situation, à Québec? Je crois me souvenir que vous ne venez pas de la ville. Demeurez-vous chez des parents?
    â€” Je suis de