La mort bleue
déjà arrivé dâerrer dans les rues au lieu de se présenter au rendez-vous dominical. à la maison, plus de discipline sâimposait.
â Nous sommes des commerçants, déclara simplement Marie.
Debout dans le couloir, près de la porte de la chambre de sa fille, elle enfilait ses gants.
â Jâarrive, murmura cette dernière en quittant le vieux fauteuil à moitié défoncé où elle se prélassait, un livre dans les mains.
Au moment où sa mère, Françoise et Gertrude atteignaient la porte donnant rue de la Fabrique, elle les rejoignit en ajustant son chapeau sur ses lourds cheveux noirs.
â Je pourrai même communier, commenta-t-elle. Je nâai même pas avalé une gorgée dâeau depuis le lever.
Après avoir signifié sa bonne volonté de se plier aux disciplines familiale et religieuse, elle changea de rôle et se fit autoritaire :
â Vous avez vos masques, jâespère.
Sous son regard sévère, ses compagnes sortirent la pièce de coton de leur poche pour la fixer sur leur visage.
â Nous pouvons y aller, dit-elle enfin en attachant le sien.
Quelques minutes plus tard, le quatuor de femmes arrivait sur le parvis de la cathédrale, parmi des fidèles aux mines sombres, le col du manteau relevé, le chapeau bas sur les yeux. Le mauvais temps ne donnait aucun répit à la population.
â Voilà le genre de climat susceptible dâentraîner la multiplication des mauvais rhumes ou des grippes espagnoles, commenta encore lâétudiante en médecine au moment de prendre place sur le banc.
Lâaffluence à cette messe basse rappelait celle des plus grandes célébrations. Lâinquiétude face à la maladie raffermissait les ferveurs religieuses parfois déclinantes. Au moment du sermon, monseigneur Marois monta en chaire pour déclarer, la mine soucieuse :
â Le Service dâhygiène de la Ville de Québec entend ouvrir, dès demain matin, trois centres de soins afin de recevoir les victimes catholiques de la grippe.
Lâironie marqua le regard de Thalie. Soigner les gens en fonction de leur religion lui paraissait tellement sot. Toutefois, elle écouta la suite tout ouïe :
â Le docteur Paquin est à la recherche de personnes prêtes à donner leur temps afin de sâoccuper des malheureux nécessitant des soins. Le premier de ces centres sera établi au couvent des sÅurs du Bon-Pasteur, le second à lâAcadémie Mallet, le dernier à lâécole Saint-Maurice, dans Limoilou.
Deux de ces établissements se trouveraient à peu de distance du commerce maternel. Lâun ou lâautre ferait son affaire.
* * *
Dans la paroisse Saint-Roch, la messe basse attirait une assistance nombreuse et recueillie. Tiraillé par un événement cruel, lâabbé Ãmile Buteau chanta la messe de sa voix rauque, le plus souvent avec une mine désolée. Au moment du sermon, de façon studieuse, lui aussi annonça lâouverture des centres de soin. Il appela les paroissiennes de bonne volonté à offrir leur aide à cette Åuvre si susceptible de leur valoir le salut éternel. Sa voix baissa dâun ton quand il dit :
â Notre grande famille paroissiale vient de perdre une belle âme. Lâabbé Malenfant est décédé la nuit dernière de la grippe. Vicaire depuis deux ans, vous avez eu lâoccasion de faire sa connaissanceâ¦
Le prêtre bredouilla le dernier mot, mit un moment avant de retrouver sa contenance.
Flavie Poitras se tenait au fond de la grande église. Elle se souvenait très bien du jeune ecclésiastique qui entendait ses confessions depuis son arrivée dans la Basse-Ville. Curieusement, elle eut lâimpression de perdre lâun des siens.
â Notre frère, continua bientôt le célébrant, se livrait à des visites dans les foyers affectés par la grippe. Sa générosité lui a coûté la vie.
Son émotion, sincère, toucha tous les paroissiens. Cette impression favorable se brisa sur les mots suivants :
â Le martyre de cette belle âme se compare à celui des missionnaires de la Nouvelle-Franceâ¦
Ce genre de récupération parut outrancier à la plupart des gens. La suite de sa péroraison les laissa indifférents. Quelques instants plus tard, le curé
Weitere Kostenlose Bücher