La mort bleue
aurons jamais fini.
â Selon les journaux de ce matin, le nombre de cas serait en diminution. Tu sais, tous les jours, La Patrie donne à la fois le nombre des nouveaux malades et celui des morts. Lâhomme laissa échapper un juron.
â Jâessaie de ne plus voir cette colonne quotidienne, confessa-t-il. Déjà , nous avions lâhécatombe de la guerre. Nous voilà aux prises avec lâinfection. Même les enfants succombent. Ce pauvre liftier. Il devait avoir quatorze ans, tout au plus quinze.
Dans les locaux de lâadministration, vêtue dâune jolie robe noire décorée dâun grand col de dentelle blanche, ses traits cachés par son masque, Flavie les accueillit en se levant à demi.
â Messieurs Picard, comment allez-vous?
â Mal, très mal. Avec la nouvelle que je viens dâapprendre, jâoublie les bonnes manières et je vous réponds honnêtement, clama Thomas.
â Vous avez vu le nouveau liftier. Je vous comprends. Quelle tristesse! Quand jâai appris, hier, je suis allée me cacher dans les toilettes pour pleurer un bon coup.
Le grand patron apprécia cette sensibilité sans affectation. Ãdouard voulut les sortir de leur morosité en demandant :
â Vous êtes-vous occupée de mes dernières commandes?
â Au moment de quitter le magasin hier soir, jâavais terminé. Mais⦠ne craignez-vous pas dâeffrayer les clients? Cela me paraît tellement lugubre.
Le propriétaire du commerce regarda son fils, curieux de connaître sa nouvelle initiative.
â Câest un peu comme le présentoir de médicaments, au rez-de-chaussée, expliqua-t-il. Jâai songé à créer un rayon pour offrir des produits de deuil : un assortiment de vêtements noirs, des brassards, des misselsâ¦
â Des crucifix, des chapelets aux grains de jais, des livres sur la bonne mort, ajouta la secrétaire.
Thomas demeura un moment songeur, puis il remarqua :
â Je suis de lâavis de mademoiselle Poitras. Cela sera totalement lugubre. Les clients seront rebutés. Tu nâas pas pensé à ajouter des cercueils, au moins?
â Je me suis informé. Cela ne paraît pas réalisable.
â Il sâest informé! répéta son père en levant les yeux vers le plafond.
Lâhomme secoua la tête, découragé, puis il sâemporta :
â Tout cela, nous lâavions déjà  : des articles de piété, des vêtements noirs. Mais créer un rayon relié au deuil! Il ne fera jamais ses frais.
â Nous avions ces produits éparpillés ici et là dans le magasin. Les personnes frappées par un décès nâont pas nécessairement envie de passer des heures à chercher. Le rayon, situé au sous-sol pour ne pas heurter les sensibilités, se révèle déjà rentable. Avec la publicité qui paraîtra lundi dans les journaux, la clientèle doublera dès le lendemain.
Tous les commerces multipliaient les réclames sur toute une panoplie de mixtures susceptibles de sauver des vies. Certains autres sâadressaient plutôt aux personnes déçues par les miracles de la science.
Le jeune homme tenait à se distinguer de son père en se tenant à lâaffût de la demande publique.
â Viens dans le bureau, proposa-t-il, je vais te montrer les chiffres. Nous ne perdrons pas un sou avec cette initiative.
â Un rayon pour les endeuillés⦠Vraiment, je suis mûr pour la retraite.
Sur ces mots, il échangea un regard avec Flavie, qui lui adressa un sourire désolé.
* * *
Thalie se tenait dans lâembrasure de la porte du bureau. Sous ses yeux, le docteur Caron tenait la main de son gendre, les yeux fixés sur le visage devenu bleuté, les lèvres violacées. La poitrine se souleva une dernière fois, puis sâaffaissa dans un grand râle.
Le médecin inclina la tête un long moment, essuya son visage avec la paume de sa main dâun geste rageur. Derrière lui, la jeune fille échappa un sanglot étouffé. Quand le praticien vint la rejoindre, elle expliqua dâune voix éraillée de chagrin :
â Quand je suis venue tout à lâheure, il avait perdu conscience.
â Câétait prévisible⦠ses poumons devenaient de plus en plus embarrassés.
Des larmes coulaient des yeux
Weitere Kostenlose Bücher