La mort bleue
lâaccompagner, toujours à cause de la foutue loi sur la prohibition. La table voisine se vida bientôt. Lavergne attendit prudemment que les militaires se trouvent hors de sa portée avant de rager :
â As-tu entendu ce criminel? Tous les tués, lors des désordres de Pâques, étaient des passants innocents!
â Câest vrai, les gens qui tiraient des coups de revolver depuis les toits sâen sont tirés sans mal. Selon ma belle-mère, câest là lâhabileté des agitateurs. Ils trouvent toujours le moyen de convaincre des pauvres gens dâaller mourir pour leurs idées. Jâétais encore élève au Séminaire quand elle a commencé à me servir ses leçons de sagesse politique. Il a fallu le premier ministre Borden pour permettre à cette politicienne avertie, à quarante ans révolus, de participer aux élections fédérales pour la première fois.
Le souvenir amusait Ãdouard : dix ans plus tôt, il gaspillait déjà ses heures de loisir avec ce même mentor, tout disposé alors à lâinitier aux objectifs du mouvement nationaliste.
De son côté, Lavergne accusa mal le sous-entendu. Sâenfoncer dans sa logique lui parut la meilleure réponse :
â Le docteur JolicÅur a révélé, lors de lâenquête du coroner, quâils ont employé des balles explosives. Des munitions jugées trop cruelles pour les champs de bataille ont été utilisées contre des civils canadiens-français.
â Y crois-tu?
Lâautre fit un geste de la main, comme pour chasser le doute inopportun, puis enchaîna :
â Aucun de ces militaire nâa été condamné pour ces meurtres, les familles des victimes nâont reçu aucun dédommagement, pas mêmes des excuses.
â Je sais. Lâun de mes employés, jâai presque envie de dire un ami, figurait parmi les victimes. Il laisse un petit garçon.
Ãdouard soupira à la pensée de Melançon. Tout cela lui laissait un souvenir amer dans la bouche. Il glissa :
â Tu crois vraiment que cela en valait la peine?
Armand Lavergne, plutôt que de répondre, sâattaqua à son repas.
* * *
Comme la ville de Québec demeurait un lieu de transit des militaires en partance pour lâEurope, de nombreux désordres publics envenimaient sa quiétude habituelle. Au début du conflit, il sâagissait essentiellement de jeunes gens surexcités à lâidée de se couvrir des lauriers de la gloire. Un peu trop dâalcool les amenait à renverser les équipements publics, à défoncer des vitrines ou à chercher noise aux passants.
Quand la clameur venue du Canada anglais, sur lâobligation pour tous les citoyens de « payer le prix du sang », avait troublé les esprits, les batailles dans les tavernes ou les bordels prirent des allures de croisades justicières : il fallait punir les Canadiens français pour leur couardise ou, pire, leur trahison de la cause alliée. Les émeutes survenues pendant les semaines précédentes donnaient une justification supplémentaire aux zélotes du recrutement.
Même certains porteurs dâuniforme pouvaient mériter leurs foudres. Ãdouard marchait dans la rue de la Couronne quand un cri retentit derrière lui, en anglais :
â Câest une jolie guerre, se promener dans les rues de Québec.
Il se retourna pour voir une demi-douzaine de membres des Royal Dragoons se gausser des militaires se tenant sur le trottoir opposé.
â Vous reluquez les filles, hurla un autre, alors que nous devrons aller gagner la guerre à votre place.
La scène amena un sourire sur le visage du témoin : les civils ne seraient peut-être plus les victimes exclusives des railleries de ce genre. Pour préserver la paix, une patrouille composée de soldats recrutés dans la région parcourait inlassablement les rues, une pièce de tissu portant les lettres « MP », pour Military Police, au bras. Il leur arrivait très souvent de mettre sous les verrous leurs collègues les plus turbulents. Les policiers municipaux, des hommes ventripotents souvent affligés de pieds plats, ne se risquaient pas à tenter de maîtriser des délinquants rompus aux combats.
â Vous ne valez pas mieux que les autres Frenchies , intervint un
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