La mort bleue
service militaire accordées aux appelés âgés entre vingt et vingt-trois ans ne leur laissait aucun choix.
â Leur réticence tient aux encouragements des curés catholiques, proposa en guise dâexplication le représentant du Chronicle . Ces gens sont peu instruits, leurs confesseurs peuvent leur mettre les idées les plus saugrenues dans la tête.
â Ce gars devient bien audacieux, glissa Lavergne entre ses dents à lâintention de son ami, depuis que la populace ne défonce plus les fenêtres de son torchon deux fois par semaine.
Le souvenir des manifestations bruyantes de lâhiver et du printemps dernier lui valait de petits élans de nostalgie. Pendant ces quelques semaines dâagitation, il sâétait imaginé détenteur dâun grand pouvoir politique. Au moins, en soulevant la foule, il arrivait à influencer un peu le contenu des journaux conservateurs.
â Jâai passé une partie de la matinée avec le cardinal Bégin, continua le ministre. Je vous assure que celui-ci montre les meilleures dispositions pour notre cause.
Dâun côté, le digne prélat savait certainement adopter le ton susceptible de convaincre un représentant du gouvernement de sa meilleure volonté. De lâautre, le clergé savait mesurer tout le danger de ces grandes manifestations de masse pour tous les pouvoirs établis, le sien comme celui des institutions politiques. Depuis lâautomne de 1917, la révolution bolchevique et les révoltes socialistes en Allemagne suscitaient partout la méfiance à lâégard des foules en colère.
â Il nâempêche, tous les prêtres, dans le secret du confessionnal, prêchent lâinsoumission, insista encore le représentant du quotidien anglophone.
â Quâen penses-tu? questionna Ãdouard à voix basse. Les curés demeurent-ils foncièrement des insoumis?
â Le Devoir entre dans tous les presbytères de la province, répondit Lavergne sur le même ton de conspiration. Aucun des lecteurs assidus dâHenri Bourassa ne peut afficher de sympathie pour lâenrôlement obligatoire. Câest un crime contre notre nationalité.
à la table voisine, le général Newburn préféra abandonner le sujet délicat de la collaboration du clergé catholique canadien-français à la grande croisade des Alliés en faveur de la civilisation. Il enchaîna en disant :
â Jâai aussi eu une discussion très satisfaisante avec le maire Henri Lavigueur. Lâétat-major se réjouit encore de son intervention pour pacifier les émeutiers, le printemps dernier. Il est seulement dommage que ses efforts ne soient pas venus à bout de tous ces excités. Cela a malheureusement coûté la vie à des passants, innocents pour la plupart.
â Tous des innocents, protesta encore Lavergne, cette fois assez fort pour attirer lâattention des occupants de la table voisine.
Le ministre se retourna à demi pour regarder lâimpoli, sans le reconnaître. Le général Landry, assis à ses côtés, se révéla plus perspicace :
â Monsieur Lavergne, souhaitez-vous intervenir dans notre conversation? Les événements malheureux que nous venons dâévoquer vous sont familiers, je pense. Vous pourriez nous instruire de vos lumières.
Ce militaire dirigeait le district de Québec. Quelques semaines plus tôt, il avait mené la répression dâune main de fer. Lâancien député de Montmagny croyait être lâobjet dâune surveillance de tous les instants, depuis les échauffourées.
â Non, je vous assure, protesta-t-il, je préfère la conversation de mon ami.
Le général Landry se pencha afin de murmurer à lâoreille de son supérieur le nom de lâimportun. Newburn dévisagea le fauteur de trouble un long moment, songeur, avant de reprendre :
â Le maire Lavigueur mâassure de la collaboration entière des autorités municipales pour faire respecter les mesures de recrutement.
Ãdouard, craignant que la situation ne dégénère si son compagnon continuait de sâimmiscer dans la conversation voisine, accueillit avec un réel soulagement lâarrivée dâun serveur. Il commanda son repas, grimaça en se souvenant quâaucun alcool ne viendrait
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