La mort bleue
les orphelins et les orphelines de la ville, dans les plus beaux atours dénichés par des dames patronnesses, ou encore les élèves des collèges et couvents, dans leur uniforme habituel.
Les hommes et les jeunes gens en habits de ville devaient marcher ensemble, les femmes un peu plus loin derrière.
â Nous ressemblons à des soldats, grommela Ãdouard à son père en rejoignant les rangs, sur la place devant la basilique. Il ne nous manque que les uniformes kaki.
Il parlait à voix basse. Exprimer le moindre désagrément devant les fastes et les pompes de la sainte Ãglise pouvait se révéler désastreux pour les affaires.
â Comme aujourdâhui, tu ne risques rien de plus quâune insolation, supporte courageusement notre petite promenade, répondit Thomas sur le même ton.
Fernand Dupire et son vieux père se trouvaient immédiatement derrière eux. Après un échange de salutations et de poignées de main, le vieux notaire, maintenant tout à fait chauve, sâinquiéta à haute voix :
â Jâespère quâils nâont pas prévu un itinéraire interminable. Je nâai plus lââge de faire mes dévotions aux quatre coins de la ville.
Son embonpoint pesait lourd sur ses genoux, et la cité présentait des côtes trop nombreuses pour une personne dans sa condition.
â Si jâai bien compris, voulut le rassurer Thomas, nous nous arrêterons devant la maison de Cyrille Duquet, dans la Grande Allée, puis au couvent des sÅurs de la Charité.
à chaque endroit, la foule entendrait des cantiques chantés par les voix angéliques de jeunes filles et se recueillerait dans des prières ferventes.
â Câest loin, et ensuite il faudra revenir à lâéglise.
Le vieil homme se tourna vers son fils avant de continuer :
â Je vais te fausser compagnie chez Duquet et retrouver ta mère à la maison. Le bon Dieu ne mâen voudra certainement pas dâéconomiser un peu mes petites jambes.
â Madame Dupire ne participe pas à la procession? sâenquit poliment Ãdouard.
â La marche dans nos rues lui sourit encore moins quâà moi. Ce matin, elle a préféré demeurer dans sa chambre, en prière.
La dernière précision se révélait inutile, personne ne doutait de la religiosité frileuse de la vieille dame. Le gros homme ajouta, en faisant un clin dâÅil à son jeune interlocuteur :
â Je pense que nous ne participerons plus à ces processions, à moins que nous puissions le faire en automobile!
â Ce serait une bonne idée et comme vous êtes plus près que moi de Son Ãminence le cardinal, vous devriez lui en glisser un mot à lâoreille, rétorqua le jeune homme sur le même ton.
Après une pause, Ãdouard continua, cette fois en regardant Fernand :
â Ma sÅur devra donc parader toute seule.
â Eugénie a préféré garder le lit ce matin, commenta lâautre dâun ton lassé. Dans son étatâ¦
Il se tut, jugeant inutile de justifier plus avant la future mère. La grossesse de son épouse, plutôt sédentaire en temps normal, la rendait réfractaire à la plupart des déplacements.
Derrière le contingent des hommes venaient des chrétiens dâélite, les membres de la Ligue du Sacré-CÅur, regroupés derrière leur bannière sanglante, une écharpe ou un large ruban de même couleur en travers de la poitrine. Ensuite, les enfants de Marie, des jeunes femmes toutes vêtues de bleu, formaient des rangs serrés en prenant des allures de vestales. Les dames de la Sainte-Famille suivaient. Après les couventines, les collégiens formaient une arrière-garde dâadolescents vêtus du « suisse ».
La longue procession se mit finalement en branle, au son dâun cantique :
Â
Loué soit à tout moment Jésus au saint sacrement!
Loué soit à tout moment Jésus au saint sacrement!
â¦
Jésus veut, par un miracle,
Près de nous, la nuit, le jour,
Habiter au tabernacle,
Prisonnier de son amour.
Â
La colonne de paroissiens descendit la rue de la Fabrique. Sur son passage, les maisons sâornaient de drapeaux et de fanions aux couleurs pontificales, sans compter les innombrables Carillon-Sacré-CÅur. La combinaison des
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