La mort bleue
bout des doigts. Les vêtements de deuil sâenvolaient comme prévu.
Françoise profita dâune accalmie pour sâapprocher de la caisse.
â Vous ne mâen voulez pas? questionna-t-elle.
â Pourquoi devrais-je tâen vouloir?
Lâautre hésita un moment, puis confessa à voix basse :
â Je verrai encore Gérard ce soir.
Marie demeura songeuse un moment. Elle voulait peser chacun de ses mots.
â Je suis contente de le savoir vivant. Sa seconde lettre donnait des détails rassurants sur ses blessures. Pour moi, cela suffit à me rendre heureuse.
â Je vais lui écrire afin de mettre au clair la situation.
â Tes sentiments⦠ne sont plus les mêmes?
Le rose monta aux joues de la jeune fille, elle sâassura que personne ne se trouve trop près avant de sâexpliquer.
â Je ne le sais plus trop. Je ne lâai pas vu depuis si longtemps. Je suis soulagée de le savoir en bonne santé⦠enfin, presque en bonne santé, mais il se remettra totalement. Dâun autre côté, je suis incapable de mâenfermer dans lâattente pendant presque un an encore.
â Ce ne sera pas si longâ¦
â Vous avez lu le journal comme moi, ce matin.
Selon Le Soleil , le rapatriement des soldats prendrait dix mois, au bas mot.
â Cela me paraît impossible, dit Marie. Garder tous ces hommes loin de leur famille aussi longuement.
â Ils sont des millions dans son cas et le transport nâest pas une simple affaire. Un navire porte peut-être deux mille hommes, alors si lâon doit en ramener quatre millions vers la Nouvelle-Zélande, lâAustralie, le Canada et les Ãtats-Unisâ¦
Aucune des deux ne souhaitait insister sur la situation internationale : à la suite de lâarmistice, les belligérants devaient négocier la paix. Un autre motif amenait à retarder le rapatriement des militaires. Conserver tous ces hommes en uniforme, prêts à reprendre le combat, permettait de maintenir la pression sur lâAllemagne et lâAutriche.
â Si cela prend autant de temps, son absence durera plus de deux ans, conclut la jeune fille. Etâ¦
â Et tu ne sais plus trop quels sont tes sentiments. Attendre, ce serait risquer de gâcher ta vie. Nous en avons parlé déjà  : je respecte tout à fait ton choix.
â Je vous remercie. Dâun autre côté, Gertrude me fait mauvaise mine.
â Tu sais combien elle lui est attachée, depuis le jour de sa naissance. Elle lâaurait suivi jusquâen Allemagne, si cela avait été possible. En même temps, elle tâaime beaucoup. Vieille fille, elle a une mentalité de marieuse.
Comme une cliente sâapprochait de la caisse, Françoise retourna ranger des vêtements sur les rayons, au fond du commerce. Elle ne put reprendre la conversation quâau moment du dîner, alors que les vendeuses se retiraient dans la pièce du fond pour manger.
â Depuis la grippe, je me sens encore moins encline à attendre tous ces mois. Vous savez, jâai eu peur de mourir.
â Nous avons tous eu peur pour toi.
â Il ne faut pas négliger les occasions dâêtre heureuse.
Marie entoura la taille de la jeune fille de son bras, la serra contre elle, puis conclut :
â Je te lâai dit, je te le répète encore, je comprends tout cela. Ne tâen fais pas, tu seras toujours ma tendre amie, la fille de Paul. Ces titres me suffisent.
Françoise lui embrassa la joue, regagna lâétage afin de se tenir à la disposition des clientes pendant la pause des deux vendeuses.
* * *
Des milliers de personnes se pressaient à la gare du Canadien Pacifique. Même si les journaux soulignaient lâampleur de la tâche du rapatriement des militaires et préparaient lâopinion à des mois dâattente, un premier contingent arrivait à Montréal, en ce 2 décembre.
â Es-tu certaine de vouloir attendre avec moi? demanda Catherine. Le train devrait être là depuis une heure. Qui sait quand il arrivera enfin?
â Les cours sont terminés, je ne souffrirai pas dâétudier un peu moins aujourdâhui.
â Tu ne le connais pas.
â Je te connais toi. Ton frère doit être adorable.
La jeune fille lui serra lâavant-bras pour la remercier encore.
â Je viens mâentraîner à vivre la
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