La mort bleue
même situation, en quelque sorte, renchérit Thalie. Bientôt jâespère, jâaccueillerai Mathieu de la même manière.
â Tu sais, je suis un peu inquiète. Les hommes ramenés si tôt au pays sont des blessés. Leur transport était prévu bien avant la fin des combats.
â A-t-il été gravement atteint?
â Il se montre rassurant dans ses lettres. Tout de même, les médecins ont conclu quâil se trouvait inapte au combat.
Six mois plus tôt, on parlait de cela comme dâune « bonne blessure », susceptible de sauver la vie de quelquâun. Puisque la menace de se faire tuer avait disparu, une infirmité définitive devenait un prix élevé à payer.
Le bruit du sifflet dâun train leur parvint. La foule se pressa un peu plus vers le quai, afin de mieux voir. Un cordon de policiers militaires prévenait les accidents fâcheux, car les spectateurs des premiers rangs risquaient de tomber sur les rails.
Au moment où la locomotive pénétra dans le grand édifice, une fanfare juchée sur une estrade de fortune entonna le God Save the King . Dans lâassistance, de nombreuses personnes agitèrent lâ Union Jack . Les autres applaudissaient à tout rompre, sâégosillaient pour hurler des mots de bienvenue.
Le train sâarrêta dans un nuage de vapeur. Bien vite, les portes de tous les wagons sâouvrirent. Les premiers militaires à poser le pied sur le quai esquissèrent un mouvement de recul, car la foule se révélait un peu menaçante.
â Je me demande comment ils pourront retrouver leurs proches dans toute cette pagaille, cria Thalie pour être entendue de son amie.
La police militaire partageait sans doute son inquiétude. Elle dégagea un passage conduisant à la sortie de lâédifice. En le parcourant, les militaires sâoffriraient à la vue des badauds, leurs proches les reconnaîtraient très vite.
â Tu sais combien de soldats se trouvent dans ce contingent? demanda encore Thalie.
â Les journaux ont donné le chiffre de quatre mille.
â La plupart nâauront personne pour leur souhaiter la bienvenue.
â La majorité vient dâautres régions de la province ou même du pays. Ils seront reçus dignement en arrivant dans leur patelin.
Pour ceux-là , Montréal ne serait quâune étape du long retour à la maison. Certains transiteraient auparavant par un hôpital militaire, parfois pour nâen jamais ressortir. Les deux jeunes femmes contemplèrent le passage de nombreuses civières. Puis, les premiers cris de joie retentirent dans le vaste édifice quand des familles reconnurent les leurs, les drapeaux sâagitèrent en tous sens avec une frénésie nouvelle.
Une demi-heure plus tard, Catherine aperçut une longue silhouette un peu courbée vers lâavant, portant une masse de cheveux châtains frisés, des traits fatigués, prématurément vieillis, mais toujours réguliers.
â Câest lui! hurla-t-elle, en agitant les bras en lâair pour attirer son attention.
La jeune femme trépignait, faisait de grands gestes des mains.
â Johnny! cria-t-elle encore.
La voix parut se situer une octave au-dessus de toutes les autres. Le militaire leva la tête, aperçut la silhouette féminine sautant sur place. Un sourire illumina son visage, il se dirigea vers sa sÅur dâun pas laborieux, en sâaidant de sa canne. Thalie remarqua le fort boitement, les précautions quâil mettait pour déplacer sa jambe droite.
â John! lança Catherine en se pressant contre le corps de son aîné.
Elle ne faisait aucun effort pour réprimer ses larmes.
â John, jâai eu tellement peur.
Lâhomme devait continuer à sâappuyer sur sa canne pour tenir debout, aussi ne lâenlaçait-il que dâun bras. Après de longues minutes, la jeune femme se détacha de lui.
â Je manque à tous les usages. Si maman me voyait!
Elle essuya son visage avec son gant, se recula un peu afin dâenglober son amie dans son champ de vision.
â Je te présente ma meilleure amie, Thalia.
Elle tendit la main. Le militaire la prit de sa main gauche.
â Je suis enchanté de vous connaître. Pardonnez-moi de vous offrir la mauvaise main, mais je nâose pas lever cette canne du sol.
Weitere Kostenlose Bücher