La mort bleue
établissements.
Des yeux, il interrogeait lâamie de sa sÅur.
â Mathieu Picard. Il servait avec le 22 e bataillon, en Belgique.
Il demeura un moment songeur.
â Je suis désolé, cela ne me dit rien.
â Selon ses lettres, les blessures ne seraient pas trop graves, ajouta Catherine.
â Nous écrivons tous cela. Il convient de ne pas affoler les gens de lâarrière. Puis, je suis certain que la censure ne laisserait passer aucune missive trop alarmisteâ¦
Lâhomme sâarrêta, posa son regard dans les grands yeux bleus sombres de la jeune fille avant de continuer, un peu penaud :
â Je mâexcuse, mademoiselle Picard. Comme vous le voyez, dans lâarmée, nous en venons à oublier la délicatesse la plus élémentaire. Je souhaite de tout cÅur que votre frère ait reçu une bonne blessure, juste suffisante pour lâéloigner de lâenfer.
Thalie le rassura dâun sourire.
â Ses lettres disent exactement cela : une bonne blessure. Vous savez, lui et moi avons appris à nous dire les choses de façon à éviter les froncements de sourcils des censeurs.
Elle remarquait surtout que le militaire parlait toujours de la guerre au présent. Cet enfer, il le portait toujours en lui. Cela se révélerait peut-être, à la longue, plus dur à supporter que des os brisés.
* * *
Jeanne attendait sur le quai de la gare de Québec. En cette circonstance, aucune foule ne venait acclamer ces héros. En vérité, ceux-là ne revenaient pas des champs de bataille. Pourtant, pour elle, ce 5 décembre représentait une victoire. Fernand se tenait à deux pas, un peu mal à lâaise de se trouver là . Cela avait semblé une bonne idée la veille au soir, au moment de lui offrir sa présence. En plein jour, convenait-il, certaines de ses connaissances trouveraient bien étrange de le voir avec la domestique de la maison.
Le train venu de Montréal sâarrêta bientôt, les passagers descendirent. La plupart étaient des hommes seuls. Dans tout le Canada, ils étaient ainsi des milliers à regagner leur foyer. Une minorité dâentre eux bénéficiait dâun comité dâaccueil.
â Arthur! cria Jeanne en faisant un geste de la main. Je suis ici!
Son frère la reconnut. Il afficha une certaine surprise en constatant la présence du notaire Dupire à ses côtés. Il commença par faire la bise à sa sÅur, puis tendit la main à lâétranger.
â Monsieur, heureux de vous revoir.
â Jâespère que vous allez bien.
Lâhomme prit cela comme une allusion à sa maladie récente.
â Quelle foutue grippe! Elle a tué un tas de camarades, puis tout dâun coup, plus rien.
â Tu sais, F⦠monsieur Dupire lâa attrapée aussi. Juste à son retour de Saint-Jean.
Jeanne semblait voir là un lien entre eux, comme une parenté tissée dans lâépreuve.
â Vous avez donc rapporté quelque chose de votre visite au camp militaire!
Fernand crut percevoir une certaine ironie dans le ton. La jeune femme choisit de ramener lâattention sur la nouvelle du jour.
â Comme cela, tu en as bien fini avec lâarmée?
â à moins quâils ne changent dâidée. Hier, partout au Canada, tous les conscrits ont été démobilisés. Notre bon roi George nâa plus besoin de nous.
Lâhomme portait un complet mal coupé, élimé aux manches. Toutes ses possessions se trouvaient dans un sac de toile semblable à ceux des marins, porté sur lâépaule.
â Maintenant, que comptes-tu faire? Retourner à Petite-Rivière?
â Il nây a plus rien pour moi là -bas. Le père ne me gardera pas à ne rien faire. Il y a de grands travaux de construction dans la région de Shawinigan. Je vais aller me chercher du travail de ce côté.
â Partiras-tu aujourdâhui?
â Non, rien ne presse. Après des mois dans les camps de lâarmée, je veux voir un peu la ville. Il y a de petits hôtels dans la rue Saint-Paul.
Fernand songea aux nombreux jeunes hommes démobilisés, désireux de dépenser dans de mauvais lieux les mois de solde accumulés. Les bordels seraient débordés pendant quelque temps, puis chacun regagnerait sa paroisse afin de reprendre une vie ordonnée.
Weitere Kostenlose Bücher