La mort bleue
la porte. Lâéclairage électrique suffirait jusquâau moment de la fermeture. Dâun autre côté, les ouvertures condamnées rebuteraient sans doute les clients.
19
Février écrasait Québec sous la neige et le froid. Thomas préférait demeurer à la maison les jours où le climat se montrait trop rigoureux. Le lundi 17, il sâenferma dans la bibliothèque tout de suite après le déjeuner, abattu par une très mauvaise nouvelle.
Vers dix heures, Ãlisabeth passa la tête dans lâembrasure de la porte pour lui demander :
â Me permets-tu de te tenir compagnie?
Lâhomme se trouvait derrière sa large table de travail, des copies du Soleil et de La Patrie placées sous ses yeux.
â Tu vas peut-être te moquer de moi, mais je suis plus triste que le jour où mon père est mort. Plus que le jour du départ de maman, aussi.
La femme nâavait pas connu Théodule, mais elle se souvenait de ses très rares rencontres avec Euphrosine, quâAlfred appelait le « dragon femelle ». Le décès de la vieille femme était peu susceptible dâavoir plongé ses fils dans un profond désarroi.
Ãlisabeth regarda le titre étalé en grandes lettres noires en travers du Soleil posé sur le bureau : « SIR WILFRID LAURIER EST MOURANT ».
â Lâancien premier ministre ne conserverait-il aucune chance de sâen tirer? demanda-t-elle.
â Selon les journalistes, les médecins ont renoncé. Ce serait une question de temps. Lâaccident cérébral a paralysé tout son côté gauche. Papa est mort de la même chose.
« Et jâai eu si peur de connaître le même sort, en juin dernier », songea Thomas. Sa femme prit place sur la chaise en face de lui.
â Je nâai aucune envie de me moquer de toi. Tu as consacré tellement de temps à soutenir sa carrière⦠Sa disparition laissera un grand vide dans ton existence.
â Je persiste à croire quâil a été le plus grand Canadien français de lâhistoire et le meilleur premier ministre du pays.
â Souvent, tu as négligé tes propres affaires pour te mettre à son service.
De nombreuses personnes auraient affirmé que le patronage, pendant les quinze ans du grand homme au pouvoir, avait largement compensé tout le temps consacré au travail dâorganisation politique. Observatrice plus fine, Ãlisabeth ne partageait pas cet avis. Une grande abnégation avait marqué lâengagement de son époux.
â Ton vieil ami est parti après une existence et un destin exceptionnels, souligna-t-elle. Cela doit tout de même te consoler un peu.
â Tu as raison. Dâun autre côté, je ne vois apparaître personne capable de recoller les morceaux du Parti. Ou ce sont des vieillards qui se portent volontaires, ou alors des personnes fades et sans envergure. As-tu vu à quoi ressemble William Lyon Mackenzie King? Un vieux garçon étrange, trop gras et chauve. Jâai du mal à lâimaginer en train de réconcilier un pays déchiré.
â Parmi tous ses membres et ses sympathisants, il doit bien se trouver quelquâun capable de mener le Parti libéral au pouvoir.
â Sâil existe, je nâai pas encore reconnu le sauveur.
* * *
Les médecins de lâancien premier ministre ne sâétaient pas trompés. Lâaprès-midi du 17 février 1919, après avoir murmuré « Câest fini », Wilfrid Laurier laissa échapper son dernier souffle. Dans les jours suivants, tous les journaux consacraient leur première page au grand disparu, retraçant les moments forts de sa carrière et présentant avec moult détails les diverses étapes des cérémonies prévues à Ottawa.
Le vendredi suivant, à la demande des membres de lâAssemblée législative, un premier service funèbre était tenu à la basilique Notre-Dame de Québec. Au moment de déposer ses parents sur le parvis de la cathédrale, Ãdouard, au volant de la Buick, demanda à son père :
â Es-tu certain de vouloir te passer de mes services? Je peux revenir à la fin de la cérémonie. Vous paraissez un peu étranges, tous les deux, avec votre valise pour aller à lâéglise.
â Ta présence est requise au magasin. Nous
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