La mort bleue
Les projets à plus long terme de ce jeune travailleur pourraient se trouver déçus, car le retour à la paix entraînerait un ralentissement sérieux de lâéconomie.
â Est-ce que je peux tâinviter à souper? demanda Jeanne.
Arthur regarda du côté de lâemployeur de sa sÅur. Suivant le cours de ses pensées, elle sâempressa de préciser :
â Il y a un restaurant de lâautre côté de la rue.
Ce ne serait pas chez le notaire. Lâidée dâéconomiser le coût dâun repas sembla sourire à Arthur. Il donna son assentiment dâun signe de la tête. Constatant que le gros homme paraissait désireux de les accompagner, lâancien militaire conclut que sa première idée nâétait pas si étrange.
* * *
Même si les manufactures et les ateliers avaient abandonné la production militaire, les produits de consommation courante tardaient à arriver sur les étals du magasin PICARD. Thomas parcourait les rayons, un air un peu navré sur le visage par toutes les possibilités ratées. Dans moins de deux semaines, ce serait Noël. Dans dâautres circonstances, lâaffluence des clients lâaurait empêché de se déplacer à son aise dans le commerce.
â Nous devons perdre de lâargent, déclara-t-il en rejoignant Ãdouard au rez-de-chaussée. Je ne me souviens pas dâune pareille morosité, si proche de la période des fêtes.
â Nous ne perdons pas dâargent, mais nous avons connu de meilleurs jours. Dâun autre côté, avec les commandes militaires, les ateliers nous ont procuré des profits considérables jusquâà tout récemment.
â Je veux bien. Mais les ateliers ne servent pas à subventionner le commerce.
Les deux hommes se rendirent près des vitrines donnant rue Saint-Joseph. Sur le trottoir, des hommes sâagitaient, de grands panneaux de bois dans les mains.
â Crois-tu vraiment cette précaution nécessaire? interrogea Ãdouard.
â Tu lâas vu comme moi dans le journal : les policiers, les pompiers et les employés de lâaqueduc se mettent en grève. Je ne veux pas voir des voyous défoncer nos fenêtres.
â Nous ne sommes tout de même pas à New York ou à Chicago.
Pendant toute la guerre, les prix avaient monté sans cesse, bien plus vite que les salaires. En ce 12 décembre, les employés municipaux cessaient le travail dans lâespoir de voir sâaméliorer leur pouvoir dâachat.
â Nous ne sommes peut-être pas à Chicago, mais je me souviens des émeutes de la conscription, de tous les commerces défoncés dans cette rue.
â Maintenant, le peuple nâa aucune raison dâexprimer sa colère.
â Je ne crains pas la colère du peuple, mais des vauriens saisissent ces occasions pour voler ou simplement sâamuser à détruire. Cela ne te rappelle-t-il pas les événements du printemps de 1917?
Lâallusion aux grands désordres de lâannée précédente troubla un peu le jeune homme. Il avait monté la garde dans le commerce au moment de la flambée de violence. Bientôt, les ouvriers masquèrent les vitrines avec des panneaux de bois, donnant au grand commerce lâallure dâune sombre caverne.
â Tu le sais, précisa lâentrepreneur, des milliers de personnes ont été libérées de lâarmée depuis une semaine. Malgré la prohibition, on les voit errer dans les rues, totalement saouls. Sans aucun policier pour maintenir la paix, ces gars-là peuvent sâamuser à lancer des briques dans les vitrines, juste pour se divertir.
Ãdouard revint à leur premier sujet de préoccupation.
â Le ralentissement de lâéconomie durera-t-il longtemps, selon toi?
â Je suppose que la production civile reprendra vite. Les gens ont accumulé de lâargent pendant la guerre, ils voudront sans doute acheter des meubles, des vêtementsâ¦
â Les chômeurs sont de plus en plus nombreux. Il y a six mois, nos ateliers comptaient deux fois plus de monde quâaujourdâhui.
â Câest pour cela que je souhaite voir la consommation civile suffire à relancer les activités. Dans le cas contraire, nous serons en difficulté.
Un dernier panneau de contreplaqué obscurcit la fenêtre de
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