La mort bleue
la gare.
â Ce nâest pas nécessaireâ¦
Taschereau affecta dâêtre déçu.
â Vous nâallez pas me refuser le plaisir de vous rendre service?
à la fin, Thomas acquiesça dâun signe de la tête. De toute façon, son interlocuteur ne paierait pas vraiment de sa personne : un chauffeur en uniforme tenait le volant de sa voiture. Pendant tout le trajet vers la Basse-Ville, Taschereau évoqua à mots couverts les ambitions politiques dâErnest Lapointe et de sir Lomer Gouin. Déjà , il supputait ses chances de succéder au premier ministre provincial. En conséquence, il souhaitait voir le second atteindre ses objectifs.
* * *
Un peu comme Thomas, Henri Lavigueur devait impérativement assister aux deux funérailles de lâancien premier ministre, celles tenues à Québec en lâabsence du corps, et les autres, les vraies, à Ottawa. Le maire de la ville, comprise dans le comté du vieux chef, lui-même député à la Chambre des communes, ne pouvait se dérober.
Le hasard plaça le marchand et sa femme en face du premier magistrat municipal et de la sienne, dans la voiture de première classe. Lâhomme portait un habit sombre et un brassard noir au bras. Son épouse arborait lâanthracite des bottines au chapeau, en incluant les gants et la voilette couvrant à demi son visage.
Avant que la locomotive commence à rouler, Ãlisabeth demanda à la femme assise en face dâelle :
â Comment vous portez-vous, madame?
Il était inutile de préciser « avec le deuil cruel qui vous afflige », tellement cela sâimposait. Elle choisirait de comprendre, si elle se sentait prête à aborder le sujet.
â Dans des circonstances pareilles, on ne peut que se laisser porter par la vie. Mes autres enfants mâentourent, Henri sâoccupe de moiâ¦
Elle sâinterrompit afin de sâépargner une crise de larmes. Son interlocutrice se pencha pour poser sa main sur la sienne un bref moment. Lâémotion les força au silence. Quand le train sortit de la ville, Thomas engagea la conversation sur un sujet moins délicat.
â La grève nâa pas duré bien longtemps.
â Tout de même, trois ou quatre jours sans policiers et sans pompiers, câest une éternité. Si un incendie avait touché la Basse-Ville, avec toutes ces maisons rapprochées les unes des autres, vous imaginez le drame.
â Je craignais surtout les voyous. Pendant trois nuits dâaffilée, jâai fait placer des panneaux dans mes fenêtres. La situation mâa rappelé les émeutes du printemps de 1917.
La fin de la guerre, puis lâhécatombe attribuable à la grippe espagnole, avaient sans doute laissé les agitateurs trop abasourdis pour profiter de lâoccasion.
â Jâai fait la même chose de mon côté, par simple mesure de précaution. Les émeutes appréhendées nâont pas eu lieu.
Le maire voyait comme un triomphe personnel la traversée de cette grève sans problème majeur. Au même moment, partout au Canada, les prix excessifs et le chômage croissant entraînaient des désordres sociaux. Au Royaume-Uni, les arrêts de travail des mineurs conduisaient le pays au bord de lâeffondrement.
â Si le gouvernement Borden cessait de faire la chasse aux insoumis, cela ferait baisser la tension dâun cran! sâemporta Thomas. La guerre est terminée depuis plus de trois mois. Plus personne ne réclame que nous payions le prix du sang.
â Ces conscrits ont défié les lois. Vous ne vous attendez pas à ce quâon tourne le dos pour les laisser impunis?
â Que fera-t-on si on les attrape? Déclarer une nouvelle guerre afin de les envoyer enfin au combat?
â Je vous rappelle que nous ne sommes pas au pouvoir. Borden fera comme il lâentend.
Thomas secoua la tête, découragé. Cet entêtement des autorités empêchait la population de se concentrer résolument sur lâavenir, pour la ramener vers les rancÅurs passées.
â Et le bonhomme sait quâau cours des cent prochaines années, souffla-t-il encore, aucun Canadien français ne votera pour les conservateurs. Il entend faire plaisir aux impérialistes en continuant la chasse aux déserteurs.
Ãlisabeth posa sa main sur lâavant-bras de son
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