La mort bleue
époux pour réprimer son emportement, puis murmura à madame Lavigeur, à moitié amusée :
â Le croirez-vous, mon mari doit sâéloigner de son travail, sur les ordres du médecin. Alors à la place, il entend dire à tout le monde comment administrer le pays.
Lâironie piqua un peu son époux. Elle suffit toutefois pour réduire dâun cran sa véhémence. Il chercha un autre sujet de conversation. Les plans de carrière de sir Lomer Gouin, tout comme les ambitions de Louis-Alexandre Taschereau, prêtaient moins à la colère et les deux hommes les commentèrent à satiété.
Quand le quatuor changea de train à Montréal, les compères entendirent se dégourdir les jambes en marchant un peu à lâextérieur de la gare. Ils se trouvèrent bien vite devant une manifestation ouvrière dâenvergure. La circulation dans la rue Viger demeurait totalement entravée par des protestataires dans la force de lââge.
â Grand Dieu, commenta Thomas, voilà les bolcheviques à lâassaut de notre belle démocratie.
Lâhumour, perceptible dans le ton, empêcha Lavigueur de le prendre au sérieux. Tout de même, le député crut bon dâexpliquer :
â Câest une manifestation du Conseil central de Montréal, avec un noble objectif en tête. Regardez.
Une grande banderole large dâune trentaine de pieds portait les mots « Libérez la bière ».
â Bravo! hurla Thomas. Voilà un programme social qui me plaît!
Son enthousiasme amena un manifestant à se séparer de la parade pour venir lui remettre une feuille portant un texte imprimé.
â Il sâagit dâune lettre ouverte à lâintention du gouvernement du dominion du Canada, expliqua-t-il en la parcourant des yeux.
â Pour réclamer la vente libre de la bière, répondit le maire. Retournons à notre train, sinon nos femmes assisteront aux funérailles de Laurier sans nous.
La prédiction ne se réalisa pas, les deux hommes prirent place dans un autre wagon de première classe afin dâeffectuer la suite du trajet.
â Où étais-tu passé? demanda Ãlisabeth.
â Marcher. Ne te souviens-tu pas? Hamelin semblait considérer que cet exercice me permettrait de devenir un vieillard. Le docteur Caron est atteint de la même manie.
â Et ce bout de papier dans ta poche?
Thomas sortit la feuille, la déplia en disant :
â Les travailleurs qui votaient à lâunanimité, ou presque, pour la prohibition lâan dernier, réclament maintenant la vente libre de la bière.
â Ils paraissent même prêts à faire la révolution pour se régaler du champagne du pauvre, renchérit Lavigueur.
Comme les deux femmes paraissaient sceptiques, le marchand commença à lire :
Les raisons suivantes expliquent les motifs qui nous font demander un changement dans les lois existantes.
PREMIÃREMENT : Lâexemple de la Russie â la manière arbitraire par laquelle on a supprimé les prérogatives en ce qui regarde les boissons alcooliques â a été immédiatement suivi dâun profond malaise industriel et social. La source de satisfaction que constitue pour lâouvrier lâusage dâune boisson saine comme la bière, les bons rapports qui en découlent, ainsi que la détente morale après une dure journée de labeur sont aussi importants pour son plaisir et sa tranquillité morale quâune pipe de tabac après son repas. Les mêmes perturbations, qui existeraient si lâon voulait lui enlever sa pipe, suivront une législation qui voudra lui enlever sa bière. Notre prétention est quâun malaise social devra infailliblement suivre une législation aussi arbitraire.
Ce quâil faut, câest une éducation et non pas une législation.
DEUXIÃMEMENT : En Angleterre, nos confrères ouvriers ne se sont pas vus ainsi privés de leur droit. Pourquoi, en opposition directe avec une volonté formulée par nous, ceux qui sont au pouvoir et qui ne prennent pas en considération ou ne connaissent pas la vie ordinaire de lâouvrier, veulent-ils imposer si arbitrairement leur volonté? Nous considérons que câest injuste.
â Ce plaidoyer continue encore pendant quelques paragraphes. La bière avec une
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