La mort bleue
mon mal de tête.
* * *
Le programme de la journée était connu de tous, car les journaux lâévoquaient à répétition depuis le mercredi précédent. à neuf heures, le cortège funèbre partirait du musée Victoria, le siège du Parlement depuis plus dâune année, pour se rendre à la cathédrale dâOttawa. Cent mille spectateurs seraient assez braves pour affronter le froid humide de février. Afin de leur permettre de voir passer le cortège funèbre, le corbillard tiré par quatre chevaux noirs irait au pas.
Le cortège funèbre devait passer par la rue Metcalfe, sous les fenêtres de lâhôtel où logeait Thomas. Au moment de sortir de la salle à manger, Ãlisabeth proposa :
â Restons tout bonnement dans la chambre, bien au chaud. Tu verras passer le corps depuis la fenêtre. Si tu demandes au comptoir de la réception, on fera même venir un médecin ici.
â Je tiens à me rendre à lâéglise. Jâai admiré cet homme depuis sa première campagne à titre de chef du Parti libéral, dans les années 1880. Je veux lâaccompagner jusque-là . Je mâépargnerai toutefois la visite au cimetière.
En parlant, il portait la main à son Åil gauche, afin dâexercer une petite pression sur son globe oculaire.
â Cela fait si mal?
Lâinquiétude marquait la voix féminine. Ce matin, elle ne tenait pas son bras pour sâappuyer, mais pour le soutenir.
â La pire migraine de ma vie⦠Excepté les lendemains de veille, bien sûr. Sortir me fera le plus grand bien.
Une demi-heure plus tard, ils quittaient lâhôtel pour rejoindre la rue Wellington et se diriger ensuite successivement vers Saint-Patrick et Rideau.
â Câest absurde de fermer les portes de la cathédrale, remarqua la femme. Nous pourrions nous asseoir sur un banc et attendre bien au chaud.
â Les organisateurs tiennent à ce que les membres du cortège entrent les premiers. Une façon de flatter nos élites, sans doute. Ensuite, seulement les détenteurs de laissez-passer entreront dans le temple.
Thomas se pencha pour prendre un peu de neige sur le bord du trottoir et lâappliquer sur sa tempe gauche.
â Ce froid me fouette un peu. Demeurer dehors un long moment me fera du bien.
Le gros mensonge passa inaperçu. En réalité, sa vue de lâÅil gauche se voilait, jusquâà devenir opaque. Puis sa démarche devenait un peu erratique, comme après trois cognacs avalés trop vite.
à peu de distance de la cathédrale, parmi une foule de gens respectables munis de laissez-passer, ils sâarrêtèrent pour occuper la plus haute des deux marches donnant accès à une maison. Thomas appuya son épaule contre le cadre de la porte, son dos contre lâhuis.
â Nous verrons très bien, dâici.
â Si le propriétaire nous demande de partirâ¦
â Tu lui adresseras ton meilleur sourire et, séduit, il nous offrira des chaises.
Elle serra son avant-bras de la main, scruta son visage. Lâair frais ajoutait un peu de rose à ses joues, cela la rassura un peu. Dans trente, tout au plus quarante minutes, ils se trouveraient assis dans le temple. Rassérénée, elle contempla le bel attelage de quatre chevaux noirs tirant un corbillard abondamment sculpté. Ses flancs en verre laissaient apercevoir le riche cercueil de chêne. Juste derrière cette voiture venaient sur deux rangs les quatorze notables, proches collaborateurs de lâancien premier ministre, qui tiendraient les cordons du drap mortuaire au moment de son entrée dans lâéglise.
â Je devrais me trouver parmi eux, murmura Thomas dâune voix pâteuse. Jây ai certainement plus de droit que le sénateur Laurent-Olivier David, ou même sir Lomer Gouin. Jâai donné à Laurier de magnifiques majorités dans Québec-Est lors de six élections générales.
Il marqua une pause, ferma les yeux avant de jeter avec dépit :
â Regarde ce petit prétentieux, certain de pouvoir venir à Ottawa pour occuper la place laissée vide.
Il parlait du premier ministre Gouin. Marchand dans la Basse-Ville, Picard tolérait mal de se voir oublié lors de cérémonies semblables. Ãlisabeth se rapprocha de lui, serra son bras. Tout de suite après ces
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