La mort bleue
notables venait une automobile découverte où la vieille silhouette de Zoé, lâépouse du grand homme, paraissait crouler sous les fourrures. Une dame de compagnie se tenait près dâelle, attentive à ses moindres souhaits.
â Avec ses rhumatismes, commenta Ãlisabeth, on aurait dû prévoir un véhicule fermé.
Thomas ne répondit rien.
â Les journaux ont beau insister sur sa fidélité au grand homme, son désir de lâaccompagner chaque seconde de ces derniers jours, elle devrait penser à elle.
La femme leva les yeux afin de recevoir au moins un assentiment muet de son mari. Elle découvrit des yeux clos, une bouche entrouverte. Puis tout dâun coup, les genoux de lâhomme se dérobèrent, le corps sâécrasa comme un sac.
â Thomas!
Le cri attira lâattention des badauds sur le trottoir. Elle arriva à le soutenir assez pour amortir un peu la chute et éviter surtout que la tête heurte le trottoir. Accroupie près du corps, elle cria encore :
â Aidez-moi, quelquâun, mon mari!
La foule des curieux dégagea un cercle autour du couple.
â Je vous en prie, aidez-moi.
Des jambes entrèrent dans son champ de vision, puis un genou se posa sur le pavé. Le son de la voix la força à lever les yeux vers lâinconnu.
â Je suis médecin.
Le praticien posa sa main nue sur le cou du gisant, juste sous lâoreille. Il remarqua tout de suite les lèvres bleutées, entrouvertes, la respiration hésitante, les yeux mi-clos. Il souleva une paupière du bout de lâindex, la pupille parut sâempresser de se dérober vers le haut.
â Monsieur, et vous aussi, Monsieur, il faut transporter cet homme.
Le ton impératif, la désignation dâindividus jeunes et robustes, ne permettaient guère de se dérober. Au moment où les deux bons Samaritains conscrits de la sorte soulevaient le malade en le prenant par les épaules, lâinconnu dit à Ãlisabeth :
â Lâhôpital des SÅurs de la Charité se trouve à deux pas, jây fais transporter votre mari.
Elle donna son accord dâun signe de la tête. Des larmes coulaient sur ses joues.
â Je vous remercie, Monsieurâ¦
â Je suis le docteur Landry. Je travaille dans cet hôpital, je pourrai mâoccuper de votre mari tout de suite.
Incertaine de pouvoir articuler de nouvelles paroles, elle hocha simplement la tête.
* * *
Heureusement, les religieuses purent mettre le nouveau patient dans une chambre privée. La mise soignée du malade et la gravité de son état lui interdisaient la promiscuité dâune salle commune.
Ãlisabeth dut attendre longuement sur une chaise placée dans le corridor. Plus de quarante minutes après son arrivée, le docteur Landry vint la rejoindre. Après avoir pris place sur un second siège près dâelle, il répondit à son interrogation muette :
â Madame Picard, votre époux a repris conscience, même sâil demeure un peu⦠perdu, comme vous le verrez tout à lâheure.
â Va-t-il se remettre?
â Cela repose entre les mains de Dieu. Je vous promets toutefois de le soigner de mon mieux.
Lâengagement lui parut peu convaincant. Ce genre de précaution verbale précédait généralement les mauvaises nouvelles.
â Cet épisode nâest pas le premier, nâest-ce pas? questionna le praticien.
â Il a perdu conscience en juin dernier. Mais depuis, il sâest reposé, a fait attention à sa diète. Le docteur Caron â câest le nom de son médecin â sâest montré satisfait.
â La mauvaise hygiène de vie est souvent responsable de ces crises dâapoplexie. Malheureusement, le retour à de bonnes habitudes ne suffit pas toujours.
« Thomas doit trouver la situation bien ironique, songea la femme. Tous ces sacrifices pour se trouver dans une situation pire quâau début. » Elle demanda, inquiète :
â Cela tient à quoi?
â à sa pression artérielle très élevée, comme en témoigne mon examen avec le sphygmomanomètre.
Le mot, aussi impressionnant que nâimporte quelle incantation de sorcier, devait semer une admiration béate chez les patients et leurs proches.
â Votre mari est robuste, il a survécu à une attaque
Weitere Kostenlose Bücher