La mort bleue
nuit, Thomas reposait sous un grand crucifix noir, dans une chambre discrète, loin des grands dortoirs communs. Son visage présentait une teinte dâun mauvais gris. Tout le côté gauche paraissait encore tordu, lâÅil à demi clos, le coin de la bouche affaissée. Un filet de bave sâen échappait pour couler sur la joue.
Le prêtre, son étole autour du cou, traça une première croix sur le front du malade avec son pouce. Il continua en effleurant successivement le nez, les yeux, les mains, les pieds, laissant chaque fois une mince pellicule dâhuile sainte.
Ãlisabeth entendait les mots sans en saisir vraiment le sens.
â Par cette sainte Onction, le Seigneur vous pardonne tout ce que vous avez fait de mal, par la vue, par lâodorat, par le toucherâ¦
Ses yeux ne pouvaient se détacher de ceux de son homme, remplis de terreur. Le prêtre récupéra ensuite une petite boîte de nacre sur le chevet, en sortit une hostie pour la placer sur la langue du malade. Lâhomme tenta de déglutir pour lâavaler, nây arriva pas. Le morceau de pain se dissolva bien vite avec la salive.
Après une dernière bénédiction, un masque grave et préoccupé sur le visage, lâecclésiastique quitta la pièce, son servant de messe sur les talons. La femme eut lâimpression quâil jetait vers elle un regard réprobateur, comme si sa présence était de trop. La religieuse sâapprocha du lit, recouvrit le corps dâun drap tout en murmurant :
â Je suis certaine que vous vous sentez mieux maintenant, monsieur Picard, avec une âme toute blanche comme celle dâun nouveau-né.
Les yeux de Thomas ne témoignèrent pas dâune immense satisfaction à ce propos. Il articula péniblement.
â Seul⦠avec ma femme.
Quelques heures après son attaque, tout le côté gauche de son corps demeurait paralysé. Cependant, il éprouvait de la douleur si on le piquait avec une aiguille. Même si son bras ressemblait encore à un morceau de bois mort, avec ses doigts un peu tordus, ce constat permettait au médecin dâafficher maintenant un optimisme prudent. Puis, son visage paraissait retrouver un peu sa mobilité. Si on écoutait avec une extrême attention, ses mots devenaient à peu près intelligibles.
â Vous voulez parler avec madame?
Le souhait paraissait incongru à la soignante. Le malade fit un geste affirmatif de la tête. Elle se retira un peu de mauvaise grâce, en disant :
â Surtout, ne vous fatiguez pas.
Ãlisabeth prit la chaise placée contre le mur pour lâapprocher et sâasseoir à son chevet, puis sâinclina vers lui. Pendant tout ce temps, il la suivait de ses yeux brûlants.
â Je suis tout près, maintenant.
â Je⦠veux⦠direâ¦
Chacun de ses mots venait avec difficulté, déformé par le rictus permanent de la bouche. Il fallait reconstituer ses phrases, ajouter les mots manquants, pour en saisir parfaitement le sens.
â Je ne veux pas mourir en te cachant cela. La confession au curéâ¦
Il eut un geste de la main droite, comme pour chasser une mouche, comme si la formalité accomplie un peu plus tôt lui paraissait futile.
â Mais je veux recevoir ton pardon.
Elle sâhabituait au débit très lent, à la prononciation à la limite du perceptible, même au désespoir dans les yeux.
â Voyons, je nâai rien à te pardonner.
De la main droite, il lui signifia de se taire.
â Tu te souviens, la nuit de sa mortâ¦
Elle le regarda sans comprendre, totalement perdue.
â Alice, grogna-t-il.
â La nuit où Alice est morte?
Une main glacée se ferma sur le cÅur de lâépouse, ses yeux prirent une dureté nouvelle, comme si une part dâelle-même devinait déjà .
â Je suis allé dans sa chambre après toi.
Le silence, entre les mots murmurés, devenait très dense, comme lâacier.
â Elle était là , sa respiration sifflante, la sueur couvrait son visage et son cou.
Il sâinterrompit encore, reprit après un long moment :
â Te souviens-tu de la chaleur dans cette pièce? Et lâodeur⦠Cela me levait le cÅur.
Ãlisabeth se souvenait très bien du mélange des excréments dans le pot de chambre, de la crasse de son
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