La mort bleue
Ãvelyne. Celle-ci arborait un ventre de nouveau arrondi, mais aucun homme ne pouvait commenter ce genre de chose sans passer pour un goujat. Il affecta dâignorer sa condition.
â Comment allez-vous?
â Je me porte bien.
Son sourire souligna lâaffirmation. Le poids de ses nouvelles responsabilités ramenait Ãdouard à la maison avec une rassurante régularité, un second enfant lui rappellerait bientôt ses engagements familiaux.
Eugénie sâattardait près de son père, murmurait à son oreille. Après sa récente déclaration, Fernand redoutait une scène très désagréable. Peut-être entretenait-elle le malade de son testament. Ãlisabeth se tenait tout près, semblant couver sa belle-fille dâun regard affectueux. « Elle ne sait plus reconnaître ses ennemis », songea-t-il.
La domestique vint bientôt dans lâembrasure de la porte pour annoncer :
â Madame est servie.
La maîtresse de maison sâadressa à son mari :
â Te joindras-tu à nous, comme convenu?
â Je tenterai de traverser le premier service.
Elle lâaida à se lever pour lâaccompagner dans la salle à manger. Sâil arriva à rester avec les membres de sa famille toute la durée du repas, il toucha à peine aux plats. Un peu de nourriture se répandait sur son menton, à cause de la bouche tordue. Il lâessuyait avec colère, puis abandonnait la cuillère ou la fourchette jusquâau prochain service.
* * *
Pour la première fois peut-être depuis les funérailles de Laurier, Thomas arborait un véritable sourire en mettant son manteau, aidé de son fils.
â Ãtes-vous certaine que cela ne lui fera pas de mal? questionna Ãlisabeth.
Lâinfirmière de lâOrdre de Victoria habitait toujours dans la grande maison de la rue Scott, sous les combles, avec les domestiques. Toutefois, elle jouissait du privilège de prendre ses repas à la table familiale quand son employeur sây trouvait aussi. Les jours où il préférait la discrétion de la bibliothèque, car la bave coulant sur son menton le gênait beaucoup, elle lui tenait compagnie.
â Vous le voyez comme moi, il est si heureux de rencontrer ses amis. Puis, monsieur Ãdouard sera là pour sâoccuper de lui. Au moindre signe de fatigue, il le ramènera à la maison.
Odile Bouchard admettait que demeurer vivant ne valait rien, si tous les plaisirs de lâexistence se dérobaient. Son patient sortait avec sa bénédiction.
à demi rassurée, la maîtresse de maison se rendit dans lâentrée du domicile. Elle attacha elle-même les derniers boutons du paletot en disant :
â Les derniers jours de mars demeurent froids et humides.
â Et jâai bien du mal à me vêtir tout seul. Je redeviens un enfant.
Sa main gauche, faible et maladroite, rendait les plus petites tâches bien difficiles.
â Je suis là pour cela.
Les relations entre eux prenaient une tournure nouvelle. Ils ne se trouveraient sans doute jamais plus dans le même lit. Toutefois, leurs échanges revêtaient une sereine complicité. Elle se surprenait même à passer des jours entiers sans songer à la confession de son mari.
â Me promets-tu de faire bien attention?
â Je te le promets.
â Si tu ressens la moindre douleur, même une simple fatigueâ¦
Les yeux vers son fils, elle quêta une réassurance.
â Maman, je le tiendrai à lâÅil, sois sans crainte.
Un instant plus tard, son melon sur la tête, sa canne à la main, Thomas sortit de la maison dâun pas hésitant, pour se rendre jusquâà la Chevrolet de son fils. Celui-ci lui ouvrit la portière, lâaida à sâasseoir. Quelques minutes leur suffirent pour atteindre la rue des Remparts.
â Vous nâavez pas acheté cette maison? demanda lâhomme, en se penchant pour regarder une bâtisse de pierre haute de trois étages.
â Voyons, les jeunes libéraux nâen ont pas les moyens.
â Surtout, elle ne paie pas de mine.
â Elle appartenait tout de même au consul de Suède.
Le rictus paternel témoignait de la vénalité de lâargument. Depuis un an, le Club de réforme logeait dans cette demeure un peu décrépite. Les jeunes militants trouvaient là un lieu
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