La mort bleue
dâinstitutrice. Tous les commissaires dâécole exigeaient un certificat de moralité des candidates. Elle avait confessé ses péchés de la chair au curé de la paroisse Saint-Roch, elle demeurait sous le toit de son amant : jamais le prêtre nâaurait accepté de témoigner de ses bonnes mÅurs.
Deux choix sâétaient offerts à elle. Thomas lui aurait sans doute procuré un petit appartement discret et une allocation mensuelle. Entamer une existence de courtisane, de prostituée en réalité, une fois son statut débarrassé des précautions sémantiques, aurait couronné un peu curieusement ses années au couvent. Lâautre choix devant cette situation, sans doute plus vertueux, la terrifiait. Elle aurait pu chercher un emploi de vendeuse ou dâouvrière dans une manufacture. Un travail harassant, environ soixante heures par semaine, lui aurait valu une pitance. Elle serait devenue lâune des innombrables employées de la Basse-Ville.
Si elle pouvait clamer être innocente du crime de Thomas, elle en avait profité autant que lui. La prétention de son mari de lâavoir perpétré « pour nous » lâhorrifiait par son exactitude. Dâun geste, il avait transformé leur misère à tous les deux en une existence que beaucoup de leurs concitoyens enviaient.
â Un couple idéal, maugréait-elle. Une très jolie femme et un entrepreneur hardi.
La faute elle-même cadrait avec les caractéristiques innées de cet homme. De toute part, on jalousait sa résolution, sa persévérance. Alice menaçait de faire de son existence un enfer, en le privant de tout bonheur. Comment un être si vigoureux, décidé à multiplier les efforts afin de connaître le succès, capable de si belles réalisations, se serait-il abandonné aux manigances dâune épouse à la méchanceté féroce, qui tissait une toile autour de lui depuis son grabat puant?
« Se résoudre à une existence dâeunuque allait contre sa nature, concluait-elle. Son instinct de vie ne le lui permettait pas. »
Sans compter son désir de protéger ses enfants. Ãdouard paraissait immunisé contre les entreprises de cette folle. Lâétait-il vraiment? Eugénie, de son côté, devenait une arme entre ses mains.
Au fil des jours, Ãlisabeth en venait à admettre que les êtres humains obéissaient à des pulsions complexes. à lâhorreur ressentie au moment de la confession succédait un jugement plus nuancé. Dans lâintimité, son époux sâétait révélé tendre, sensuel, respectueux. Il sâétait affirmé comme un père exemplaire.
Sa détermination à réussir sa vie, à être heureux, au moment où sa chance de le devenir semblait se dérober, suscitait lâadmiration dans toutes les autres circonstances de son existence. Devait-elle tourner le dos à cet homme remarquable pour une seule faute, si terrible soit-elle?
Surtout, constatait cette femme magnifique, son amour pour lui demeurait intact depuis 1896.
* * *
Eugénie mettait son chapeau en offrant à tous sa mine renfrognée. La mi-mars était fraîche, les journaux évoquaient encore de nombreux cas de grippe espagnole. Lâautomne précédent, lâépidémie avait reflué comme une marée en emportant sa moisson de cadavres. Elle revenait maintenant, un peu moins virulente peut-être, mais toujours dangereuse.
â Les journaux recommandent la plus grande prudence et voilà que ma belle-mère insiste pour organiser un dîner familial, grommela-t-elle en examinant sa mise dans le miroir de lâentrée.
â Nous nây sommes pas allés depuis un bon mois, plaida Fernand. Puis, elle se réjouit sans doute des progrès de ton père. Le pauvre homme va mieux, il pourra être avec nous.
â Ma foi! On dirait que tu es tombé aussi sous le charme de la sainte femme.
Depuis lâaccident, lâattitude dâÃlisabeth agaçait fort sa belle-fille. Attentionnée, littéralement enchaînée au malade, elle incarnait lâépouse idéale, prête à affronter lâépreuve aux côtés de son compagnon avec une calme détermination.
â Elle doit calculer sans cesse sa part dâhéritage, cracha Eugénie.
Fernand
Weitere Kostenlose Bücher