La mort bleue

« repas gastronomique» et la chance de danser sous les étoiles, une fois le soleil couché. Les tables couvertes de nappes blanches encombraient les deux ponts. Celle occupée par les Dubuc et les Picard se trouvait à la proue du plus élevé.
    â€” Les désordres rapportés dans les journaux sont-ils aussi sérieux qu’on le dit? questionna Thalie au moment où des serveurs apportaient le premier service.
    La question, adressée à Paul Dubuc, laissa celui-ci songeur :
    â€” Les désordres?
    â€” L’opposition à l’enregistrement a été vive dans les comtés de Montmagny et de Beauce, selon les journaux.
    L’homme parut ramené à une réalité désagréable.
    â€” Au gré de nos lectures, nous pouvons nous faire une opinion bien différente de la situation. Certains journaux en minimisent l’ampleur, d’autres en rajoutent. Ces désordres sont très sérieux, je vous l’assure.
    Il marqua une pause, encore surpris d’aborder si souvent des sujets de cette nature avec cet aréopage de femmes bien jolies.
    â€” Je ne comprends pas que les gens prêtent si volontiers l’oreille à des agitateurs, après les événements dramatiques de Pâques.
    â€” … Il n’y a pas eu de tués? s’inquiéta Marie.
    â€” Non, bien sûr que non. Mais à Saint-Paul et à Sainte-Lucie, dans Montmagny, des jeunes gens sont entrés de force dans les bureaux des registraires afin de voler les fiches et les brûler. En Beauce, à Saint-Ludger et à Saint-Gédéon, ce sont les domiciles de ceux-ci qui ont été envahis. Forcer les maisons privées est un crime sérieux.
    Thalie fit un signe d’assentiment pour exprimer sa compréhension des enjeux.
    â€” Personne n’a été blessé, heureusement, commenta Françoise.
    â€” Tout de même, la maison du notaire Valère, à Saint-Joseph-de-Beauce, a été en partie détruite par une explosion de dynamite.
    Aucun des membres de la famille de ce registraire n’avait été blessé.
    â€” Le lien que des gens établissent entre l’enregistrement et de nouvelles étapes de la conscription te paraît-il sérieux? interrogea Marie à son tour.
    â€” Si la mesure fédérale dissimule une stratégie de ce genre, les députés provinciaux n’ont pas été mis au courant. L’armée devrait déjà connaître les noms de tous les jeunes hommes. L’enregistrement ne donnera rien de plus.
    â€” Des insoumis sont peut-être allés remplir leur fiche, glissa Amélie. Cela permettra de les débusquer.
    Le député sourit à sa jeune fille avant d’expliquer :
    â€” Tu sais, si un garçon ayant déjà la police militaire aux fesses est assez stupide pour sortir de sa cachette pour aller s’enregistrer, il mérite de se retrouver au front.
    â€” Les gens paraissent en général disposés à se soumettre à cette formalité, commenta Françoise. Même ma petite sœur a rempli sa fiche.
    Si le ton se voulait taquin, sa cadette répondit avec une certaine fierté dans la voix :
    â€” À la question sur mon occupation, j’ai mis « étudiante »!
    Le député Dubuc prenait visiblement la question très au sérieux :
    â€” Officiellement, les choses se sont bien déroulées. Pour des motifs divergents, les journaux libéraux et conservateurs présentent un portrait positif de l’opération. En réalité, ce ne fut pas le cas partout. Prenez, par exemple, Lotbinière : dans la moitié des paroisses, aucune fiche n’a été remplie.
    Rendues publiques, ces données accentueraient encore la colère contre les « planqués » de la province française. Dans le meilleur des cas, les journaux de langue anglaise parleraient de lâcheté; dans le pire, de trahison.
    Après un sujet aussi sérieux, chacun voulut se concentrer sur la douceur de la température, la beauté des rives, la qualité du repas. Un peu après huit heures, des employés débarrassèrent les tables avant de les faire disparaître dans les cales du navire. En alignant les chaises le long du bastingage, il devenait possible de dégager une grande surface pour faire une piste de danse sur le pont. Un orchestre serré