La mort bleue
contre le poste de timonerie se chargerait de la musique.
Dans ce genre de situation, quelques vieux couples héritaient du rôle de briser la glace en ouvrant le bal. Paul Dubuc faisait souvent office dâinvité dâhonneur dans de nombreuses réceptions offertes dans le comté de Rivière-du-Loup. Il se leva, tendit la main à Marie.
â Tu sais que je danse bien mal. La vie ne mâa pas fourni souvent lâoccasionâ¦
â Maintenant, elle te lâoffre. Profites-en.
Elle se laissa entraîner dans une valse, suivit studieusement les pas de son cavalier. Elle se tirait assez bien dâaffaire et les spectateurs pardonnaient sans hésiter les faux pas dâune jolie femme⦠sauf dans le domaine de la morale.
Après un moment à tourner sur elle-même, Marie demanda :
â Tu as évoqué les insoumis de Lotbinière, de Beauce et de Montmagny. Que se passe-t-il dans Rivière-du-Loup?
â Un peu la même chose, mais dans une proportion moindre. De nombreux jeunes gens se sont réfugiés dans les bois pour éviter la conscription. La police militaire tente des incursions sans grand succès. Comme personne ne songerait à les dénoncerâ¦
â Toi, y songerais-tu?
â Ma position est délicate. Un député doit se situer du côté de la loi mais mes électeurs sont à peu près tous opposés à lâenrôlement obligatoire.
Sa compagne lui adressa un sourire amusé avant de commenter :
â Tu te trouves assis entre deux chaises. Comment tâen sors-tu?
â Les gens comprennent. Personne ne me parle de la situation, sachant que je nây peux rien. De mon côté, je mâen tiens au discours libéral : si les conservateurs menaient la guerre avec compétence, cette mesure ne serait pas nécessaire.
Cette dérobade, une idée de Wilfrid Laurier, permettait à chacun de clamer sa fidélité à la cause alliée et de trouver une excuse au comportement des Canadiens français. Dans les circonstances, il devenait superflu dâévoquer leur désintérêt à peu près total à lâégard du conflit étranger.
â De mon côté, jâaimerais bien que des renforts parviennent sur le front. Cela augmenterait les chances de survie de Mathieu.
â Des renforts américains ou canadiens-anglais doivent arriver tous les jours.
â Ces gens-là ne relèveront pas des membres du 22 e bataillon. Je vais bientôt commencer une neuvaine pour que mon garçon subisse une jolie blessure bien propre. Juste assez grave pour le ramener ici, pas assez pour lâestropier.
Des centaines de milliers de parents, en Europe et en Amérique du Nord, devaient rêver au même sort pour leur progéniture. Les militaires aussi appelaient la « bonne blessure » et, souvent, se lâinfligeaient eux-mêmes. Lâarmée française assimilait parfois une balle reçue dans la main à un acte de trahison et fusillait le malheureux.
Paul Dubuc ne sut quoi répondre, aussi ses bras se resserrèrent un peu plus sur Marie. Quand la musique sâarrêta, ils revinrent près du trio de jeunes filles pour reprendre leurs sièges. Deux pièces de musique plus tard, dépitée, Amélie demanda :
â Papa, est-ce que je suis laide?
â En voilà une idée. Tu es bien jolie, comme ta mère lâétait.
â Alors, pourquoi aucun garçon ne vient-il me demander de danser?
â Est-ce que je peux proposer mes services?
Lâhomme tendait la main, un sourire engageant sur les lèvres. Si la jeune fille accepta, sa moue exprimait sa conviction que lâauteur de ses jours représentait une solution de remplacement bien médiocre.
Sans doute suffisait-il dâun exemple. Deux jeunes hommes se présentèrent bientôt pour inviter Thalie et Françoise. La première accepta sans se faire prier, la seconde consulta Marie du regard. La scène frisait un peu le ridicule : elle devait autoriser la promise de son fils, absent depuis bientôt un an, à valser avec un autre homme. Finalement, elle acquiesça de la tête.
Paul revint bientôt seul, Amélie jugeant quâelle améliorerait ses chances en errant du côté des tables où lâon offrait des rafraîchissements.
â Françoise a-t-elle déjà abordé le
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