La mort bleue
de nouveau entraînées dans un tourbillon de robes de crêpe et de cotonnade. Même Amélie se trouvait à présent affublée dâun cavalier plutôt présentable.
â Un seul motif me retiendrait de faire ce que tu me conseilles, murmura son compagnon. Je ne voudrais pas quâune brouille entre eux fasse ombrage à notre relation.
â Mais tu sais bien que cela nâa aucun rapport. Nous, câest⦠nous.
En dépit de lâexplication un peu laconique, la pression de la main de Marie sur la sienne rassura Paul. Deux heures plus tard, le traversier et tous les autres navires affrétés pour la Saint-Jean allaient se ranger à proximité du pont de Québec. Des nuages masquaient la lune et les étoiles, la silhouette de fonte traçait une ligne horizontale presque invisible entre les rives nord et sud.
â Papa, as-tu déjà traversé là -dessus? demanda Amélie.
Les trois jeunes filles, les jambes un peu lourdes dâavoir trop dansé, occupaient des chaises près de Marie et lui. Les jeunes gens, soucieux de poursuivre la conversation avec elles, demeuraient à proximité.
â Je préfère encore utiliser un traversier et prendre le train à Lévis pour aller à Rivière-du-Loup.
â Jâaimerais bien essayer.
Lâhomme retint quâil nâéchapperait plus longtemps à cette expérience. Une première explosion attira lâattention de tout le monde : une gerbe de lumière éclata dans le ciel sombre.
â Comme câest beau! sâexclama la cadette des Dubuc.
Personne ne la contredit. Pendant dix bonnes minutes, assourdis par les détonations, la tête rejetée vers lâarrière, les passagers contemplèrent le feu dâartifice. Au moment où le capitaine relança les machines, Marie murmura à son compagnon :
â Es-tu bien résolu à ne pas coucher à lâappartement, ce soir?
â Comme Amélie sera là , je préfère aller chez moi.
Guère pudibonde, la couventine ne se serait certainement pas trop inquiétée de lâaccroc à la morale. Toutefois, Paul sâinquiétait de sa réputation.
« Heureusement, se dit Marie, elle rentrera demain à Rivière-du-Loup. » Le politicien lâaccompagnerait pour un séjour de deux mois, mais ses fréquentes visites à Québec, pendant la belle saison, le ramèneraient bien vite au dernier étage du commerce ALFRED.
5
En plein milieu de lâété, la chaleur accablait parfois les citadins dès les premières heures du jour. Câétait le cas ce jour-là . Les esprits demeuraient agités, les gens sâenflammaient bien vite.
Lâabondance des livraisons, en ce samedi 29 juin, incita Ãdouard à stationner dans la rue Dupont. Deux jours plus tôt, une longue estafilade sur une aile de sa Chevrolet toute neuve lâavait convaincu de se tenir un peu plus loin de la sortie des marchandises. à une époque de moins grande pénurie de main-dâÅuvre, une mise à pied sans appel aurait lavé lâaffront subi. En ces temps de guerre, lâarbitraire des patrons se trouvait un peu émoussé et lâesprit dâindépendance des employés, encouragé.
Au moment de descendre de voiture, le directeur du magasin PICARD contempla son véhicule avec des yeux émus, comme si cet assemblage de métal, de caoutchouc et de cuir incarnait lâessence du génie humain. Lâégratignure sur la peinture rouge lui soutira une grimace. Puis des cris au coin de la rue Saint-Joseph, à cent pieds à peine de lâendroit où il se tenait, le sortirent de sa rêverie admirative.
â Papers! hurla bientôt une voix un peu avinée.
Des militaires, au nombre dâune vingtaine au moins, prolongeaient leur permission obtenue la veille. Malgré la prohibition, ceux-là avaient trouvé une source abondante de boissons enivrantes. Des entrepreneurs bravaient le risque dâun emprisonnement prolongé dans lâespoir dâun profit rapide et ils transformaient des locaux de fortune, érigés dans des arrière-cours, en buvettes éphémères.
â Sortez vos papiers, exigea une autre voix agressive en anglais. Nous voulons voir toutes les exemptions.
Les militaires occupaient la largeur de la rue, fermant le passage tant aux
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