La mort bleue
piétons quâaux véhicules. Les plus arrogants, ou les plus ivres, souvent les mêmes, criaient des invectives aux passants. Les autres entendaient se faire les auxiliaires des services de recrutement.
Ãdouard pensa un moment rejoindre le commerce par la rue Desfossés, pour éviter lâescarmouche, puis il lâcha entre ses dents :
â Ces ma ville!
â Montre-moi tes papiers, damn frog ! insistait un soldat à lâintention dâun homme dans la jeune vingtaine, vêtu en bleu de travail.
Le travailleur nâentendait pas obtempérer. Des deux mains, il poussa le militaire. Celui-ci sâaccrocha les pieds à la bordure du trottoir, sâaffala sur le dos. Sa chute fit monter la tension dâun cran. Un dragoon entreprit de faire payer son crime au coupable de lèse-uniforme. Il lança un coup de point rageur, que lâautre évita de justesse. Il répliqua dâun crochet qui atteignit sa cible.
Au milieu de la chaussée, le conducteur dâun petit camion de livraison sâimpatienta au point de passer en première vitesse pour avancer vers la barrière humaine. Le pare-chocs toucha les jambes dâun soldat, celui-ci se retrouva étendu par terre. Le véhicule sâarrêta tout juste avant que les roues ne passent sur son corps. Ses collègues se précipitèrent vers la portière en hurlant, attrapèrent le chauffeur par ses vêtements pour le tirer hors de lâhabitacle par la fenêtre. Lâautre sâaccrochait au volant de toutes ses forces, certain de connaître un très mauvais sort entre leurs mains.
Le directeur du magasin PICARD essaya de profiter de la pagaille pour sâengager dans la rue Saint-Joseph. Ce fut peine perdue.
â Ces ivrognes ne viendront pas faire la loi dans ma ville!
â Tes papiers, Frenchie , commanda un caporal en se plaçant devant lui pour lâempêcher de passer.
â Vous nâavez aucun droitâ¦
Dans des moments de tension comme celui-là , lâélocution en anglais dâÃdouard devenait laborieuse au point dâêtre incompréhensible.
â Un homme de ton âge devrait se trouver au front.
Lâhaleine du militaire empestait le gin de mauvaise qualité.
â Montre-moi ton exemption, couard.
â Mais je suis marié.
Un peu tremblant, il lui montrait lâalliance à son doigt. Sur sa droite, le conducteur du camion réussit à engager de nouveau la première vitesse. Sâil nâavançait pas pour prendre la fuite, les soldats finiraient par le sortir de son habitacle pour lâestropier. Heureusement, lâhomme étendu sur les pavés un moment plus tôt sâétait relevé pour se joindre aux assaillants.
Le caporal intéressé par lâexemption dâÃdouard porta son attention sur le véhicule. Saisissant lâoccasion, le commerçant se dégagea et sâenfuit au pas de course dans la rue Saint-Joseph. Derrière lui, les ouvriers excédés se résolurent à ouvrir leur chemin à coups de pied et de poing. Comme leur nombre dépassait maintenant largement celui des militaires, ils y arrivèrent sans trop de difficultés.
* * *
Depuis quelques jours, Thomas conduisait lui-même sa Buick pour se rendre au bureau. La situation lui paraissait ridicule. Lui et son fils quittaient la maison exactement au même moment, chacun dans son véhicule, pour se rendre au même endroit. Ãdouard jouissait de sa liberté, elle sâincarnait maintenant dans une jolie petite voiture à deux places de couleur rouge.
Après avoir parcouru le même trajet, son fils ne se trouvait jamais là en même temps que lui. Comment pouvait-on se perdre sur cette distance si courte et tellement familière? Puis, tôt le matin, la ville nâoffrait guère de divertissements susceptibles de retarder un homme jeune. Plutôt que de sâinterroger sur ce mystère, le commerçant préféra absorber dans le relevé des ventes de la semaine écoulée.
Trente minutes plus tard, une exclamation rompit sa concentration.
â Les salauds!
La voix venait de lâantichambre de son bureau. Il quitta son siège pour se rendre dans la pièce voisine, afin de connaître le motif de cette commotion.
â Ils bloquaient toute la largeur de la rue Dupont, poursuivait le jeune homme dâune voix
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