La mort bleue
Un peu. Câest dâailleurs ridicule, puisque la profession se pratique vêtu dâune robe. Ils devraient donc être habitués à notre tenue. Mais en médecine, ce sera vraisemblablement un peu plus difficile.
De nouveau, elle revenait sur le sujet.
â Pourquoi?
â Vous verrez des hommes nus. Normalement, une femme ne doit voir que son mari dans son état naturel, et encore, je soupçonne que la plupart des épouses sont privées de cet indicible privilège.
Lâétudiante regarda la propriétaire du coin de lâÅil, constata son agacement. Les conversations devaient respecter les règles de la bienséance, encore plus à table quâailleurs dans la maison. Lâallusion à la nudité, même dans une compagnie exclusivement féminine, heurtait les convenances.
â Dâoù venez-vous? enchaîna Catherine, soucieuse de sa réputation.
â De Québec. Mon père possédait un commerce de vêtements, ma mère a prix la relève depuis son décès, en 1914⦠Et vous?
â De Sherbrooke, où mon père est gérant dâune succursale bancaire. Ici, presque toutes les pensionnaires viennent de la campagne ou des villes de la province. Oh! Il y en a bien une ou deux de lâOntario, et toujours une de Montréal. Dans ce dernier cas, il sâagit de quelquâun qui a de bonnes raisons de fuir le foyer familial.
Thalie arqua ses sourcils pour signifier son incompréhension. Sa compagne expliqua en riant :
â Imaginez un veuf ou une veuve qui vient de se remarier. Pour sa fille, lâidée de se trouver tous les jours devant une belle-mère ou un beau-père, peut avoir raison des meilleures dispositions. La pension Milton devient alors le havre de paix de ces infortunées.
Pendant une heure encore, tout en avalant un repas fort décent, Catherine Baker entretint la nouvelle venue de la vie dans cette grande résidence et des mystères de lâUniversité McGill. Au moment où elles regagnaient le troisième étage, Thalie sâinforma encore :
â Comment se fait-il que madame Anderson tienne un commerce de ce genre?
â Le même motif que pour votre mère et pour la plupart des femmes gagnant leur vie : le décès de son mari. Dans le cas de presque toutes les maisons de chambres, câest la même histoire. Une dame dâun certain âge se retrouve seule avec, pour tout capital, une grande résidence. Accueillir et nourrir des locataires demeure encore lâactivité professionnelle la plus facile pour une femme. Après tout, nous ressemblons à une immense famille canadienne-française.
Le ton se voulait sans méchanceté, Thalie choisit de répondre dâune voix amusée :
â Tout de même, une vingtaine dâenfants dans une maisonnée, même parmi nous, cela demeure rarissime.
â Surtout une maisonnée avec des enfants sensiblement tous du même âge!
De retour dans la chambre 302, la nouvelle venue constata la disparition de sa malle. Sylvio se révélait dâune efficacité silencieuse. Après avoir vérifié que toutes ses affaires se trouvaient à leur place définitive, lâétudiante décida de se livrer tout de suite à lâachat de ses quelques livres de classe. Elle avait reçu une liste un peu plus tôt pendant lâété, de même que lâadresse dâune librairie proche du campus.
* * *
Le jeudi 5 septembre, à huit heures trente, les locataires de la pension Milton formèrent un petit contingent sur le trottoir. Les plus âgées se regroupèrent selon les connivences apparues entre elles au gré des années précédentes. Les nouvelles venues cherchaient les visages les plus amènes afin de ne pas affronter seules cette première rentrée universitaire.
Thalie continuait de bénéficier de la sympathie de Catherine Baker. Par un mystérieux phénomène de cooptation, les amies de cette dernière devenaient les siennes. Au cours des prochaines semaines, elle joindrait sans doute une petite constellation de personnes ayant des affinités communes avec elle. Sans nul doute, cette première camarade, à la franchise un peu irrévérencieuse, demeurerait lâune de ses proches.
Sur le campus, sa compagne lui désigna le pavillon de médecine et continua son chemin
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