La mort bleue
lourde tresse susceptibles de lui obstruer la vue. Elle constata toutefois que plusieurs jeunes hommes jetaient vers elle un regard amusé et sympathique tout à la fois. Déjà , ils se rendaient compte quâune jolie fille à la langue acérée pouvait égayer une longue année universitaire.
Deux heures plus tard, en quittant la classe, un étudiant sur deux la salua dâun mouvement de tête, sans doute étonné et soulagé quâelle puisse entendre les mots « vagin » et « pénis » sans tomber en convulsion.
Dans le grand hall, Thalie sâarrêta devant un large panneau portant les noms de tous les étudiants de la Faculté de médecine actuellement sous les drapeaux. Les plus jeunes se trouvaient souvent sur la ligne de feu. Les plus âgés Åuvraient dans les hôpitaux militaires.
Un poème piqué au mur retint son attention, In Flanders Fields . Elle murmura la seconde strophe :
We are the dead. Short days ago,
We lived, felt dawn, saw sunset glow,
Loved and were loved and now we lie
In Flanders Fields.
â Lâauteur est John McCrae, un médecin militaire, déclara quelquâun à ses côtés.
Thalie se retourna, reconnut lâun des étudiants sortis de lâamphithéâtre C, lui aussi, un peu plus tôt. Il continua :
â Il a été écrit en 1915 à Boezinge. McCrae est mort en janvier dernier.
â Je sais tout cela. Mon frère se trouve en Belgique, pas très loin de Boezinge, justement.
Les mots du poème lui glaçaient lââme. La dernière lettre de Mathieu, trop brève, datait du début du mois précédent. Sur un champ de bataille, tout avait pu survenir depuis un laps de temps aussi long. Au moins mille Canadiens étaient morts. Ils échangèrent encore un regard, puis chacun suivit son chemin.
Au moment de sâasseoir dans la salle à manger, à son retour à la pension Milton, Catherine lui demanda, une certaine sollicitude dans la voix :
â La première prise de contact sâest-elle bien déroulée?
â Comme je lâanticipais. Un vieil imbécile, des jeunes idiots et une petite majorité de gens normaux.
Un murmure dâassentiment parcourut la grande tablée. Toutes partageaient le même constat.
8
Très vite, le récit de lâoutrecuidance de la petite Canadienne française fit le tour du campus de lâUniversité McGill, au point de devenir le sujet de conversation principal au Cercle des professeurs, un magnifique immeuble un peu vieillot, dont les fenêtres se composaient dâune multitude de pièces de verre taillées en losange, retenues ensemble par des baguettes de plomb. Dans une atmosphère feutrée et poussiéreuse, le docteur McTeer répétait avec colère : « Une petite garce. Elle nous regarde dans les yeux avec un air de défi. » Cela lui paraissait être un crime impardonnable.
Même si le vieil enseignant scandalisé rencontrait un succès mitigé â avant de devenir un vieil imbécile, il avait longtemps été un jeune imbécile, au point de se bâtir une réputation â, sa campagne entraînerait une réaction des autorités. Le lendemain, alors quâelle prenait place dans lâamphithéâtre C pour le cours de la matinée, un laborantin marcha vers Thalie et lui demanda :
â Ãtes-vous mademoiselle Picard?
Il avait une chance sur deux dâavoir raison, car une seule autre jeune femme avait été admise à la Faculté de médecine.
â Oui, câest moi.
â Jâai un message pour vous.
Il lui tendit une petite enveloppe, puis quitta la salle. La jeune fille fit sauter le rabat avec son pouce, parcourut des yeux les deux lignes écrites dâune main assurée. Sa mine devait paraître fort ennuyée, puisque sa voisine affligée dâun visage ingrat, la même que la veille, demanda :
â Une mauvaise nouvelle?
â Je suppose⦠Le doyen de la Faculté exprime le désir de me voir dans son bureau, tout à lâheure. Je doute que ce soit pour me féliciter de mes résultats obtenus au Quebec High School.
â Cela doit être à propos dâhier⦠Pourrait-il vous exclure pour cela?
â Je vous remercie de me rassurer de cette façonâ¦
Lâautre demeura un
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