La mort bleue
vers celui de droit. Un long moment, debout sur le trottoir, Thalie regarda le grand édifice flanqué de colonnes décoratives. Il se dégageait des lieux une impression de sévérité, de rigueur. Du haut des quelques marches conduisant aux portes massives, plusieurs jeunes hommes la contemplaient, un masque réprobateur sur le visage.
â Voilà un mauvais comité dâaccueil, constata-t-elle. Ou tu retournes à Québec afin de te dénicher un mari au plus vite ou tu entres!
Ce résumé de lâalternative sâoffrant à elle suffit à la rasséréner. Dâun pas vif, elle gravit les marches, salua dâune inclination de la tête ceux qui seraient ses compagnons dâétude, poussa une lourde porte de chêne. Lâhuis se ferma dans son dos avec un bruit sourd.
Lâemplacement des principaux locaux dâenseignement était indiqué par de petites affichettes. Elle partit à la recherche de lâamphithéâtre C pour le découvrir bien vite au bout dâun couloir, au rez-de-chaussée. Derrière la porte, elle contempla les cinq rangées de fauteuils placés en arc de cercle. Le plan fortement incliné permettait à chacun dâavoir une vue parfaite sur une petite estrade. Quelques étudiants de première année, tous âgés dâenviron vingt ans, occupaient une place. Leur jeunesse ne paraissait pas les rendre plus réceptifs à sa présence.
Une seule autre jeune femme occupait un siège exactement au milieu de la salle. Thalie descendit quelques marches, alla occuper la place voisine. Sans se presser, en affectant une assurance factice, elle posa son sac sur la petite table vissée au plancher lui faisant face, le temps de prendre quelques feuilles de papier, une bouteille dâencre et un porte-plume. Au moment de sâasseoir, elle annonça :
â Bonjour. Je mâappelle Thalia Picard.
Lâautre prit la main tendue, déclina son nom, puis fixa de nouveau ses yeux sur lâestrade. Dans le bref regard échangé, chacune avait eu le temps de voir chez lâautre la même inquiétude et la même résolution.
Vingt minutes plus tard, un vieil homme descendit les marches jusquâà lâestrade, posa son porte-documents sur le bureau avant de se tourner vers la quarantaine dâétudiants face à lui.
â Messieurs, bienvenue au cours de biologie humaine. Comme vous le constatez, notre prestigieuse université a jugé bon de sacrifier à la nouvelle mode et de changer ses critères dâadmission. Tâchons de ne pas nous laisser distraire par cette fantaisie. Un lourd travail nous attend.
Tous les yeux se braquèrent sur les deux seules femmes, dont la présence irritait visiblement le professeur. Personne nâétait venu occuper les sièges voisins des leurs, comme si elles présentaient un danger de contagion. Certains étudiants paraissaient carrément outrés de cette dangereuse innovation. Dâautres esquissaient des sourires narquois quâils croyaient séducteurs. Sans doute espéraient-ils que des personnes suffisamment intrépides pour entreprendre des études universitaires seraient de surcroît habitées de pulsions libidineuses irrépressibles. Beaucoup de publications faisaient allusion à mots couverts à lâimmoralité de ces « féministes » soucieuses dâéchapper au rôle auquel Dieu et leur nature les confinaient.
â Retournez à vos chaudrons! risqua quelquâun.
Thalie constata que sa voisine serrait les mâchoires, crispait ses doigts sur son porte-plume.
â Et toi dans ta porcherie, rétorqua-t-elle assez fort pour être entendue de tous.
â Mademoiselle, je nâaccepterai pas ce langage ordurier, clama le professeur depuis son estrade.
â Je vous remercie de constater ma présence et de reconnaître que je suis une femme. Tout à lâheure, jâai craint dâêtre devenue invisible.
Ils échangèrent un bref regard hostile. Puis, lâhomme se tourna vers le tableau afin de prendre une craie, tout en commençant :
â Messieurs, maintenant nous allons examiner lâappareil reproducteur de la femme. Ensuite, nous verrons celui de lâhomme.
La petite Canadienne française prit de quoi écrire, déplaça les quelques cheveux détachés de sa
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