La mort bleue
Après quelques minutes à parcourir les rues de Montréal, la voiture sâarrêta rue Milton, au coin de Durocher, devant une grande maison au style vieillot, assez mal entretenue à en juger par les volets de guingois et les herbes un peu trop longues du parterre.
La nouvelle étudiante, membre dâun nouveau segment de lâespèce humaine dont les journaux de langue française se moquaient en les surnommant les « carabinettes », se tint un moment debout sur le trottoir, perdue dans la contemplation de son nouveau domicile. Pendant ce temps, le chauffeur sâesquintait le dos pour descendre son bagage.
â Ce sera vingt-cinq cents, fit-il bientôt en se dressant devant elle.
â Vous allez la porter dans la maison.
Elle contemplait la malle posée sur le trottoir.
â ⦠Je suis seul, déclara lâhomme dâune voix bourrue.
â Si vous mâabandonnez là , je serai seule aussi. Vous avez sans doute plus de chances que moi dây arriver.
Soucieuse de repousser les interdits dressés devant les personnes de son sexe, elle nâhésitait toutefois pas à battre des cils et à adopter une petite voix timide pour mobiliser des muscles masculins à son service. Lâautre tenta encore de se dérober :
â Quelquâun à lâintérieur pourra certainement venir vous aider.
â Mais ni vous ni moi ne pouvons en être certain. Puis, vous êtes là â¦
Le chauffeur laissa passer un juron entre ses dents, mais il accrocha ses deux mains à la poignée de cuir placée à une extrémité de la malle, la souleva un peu pour la traîner dans lâallée conduisant à la porte de la pension Milton. Les trois marches donnant accès à lâentrée lui arrachèrent encore quelques gros mots murmurés. à la fin, il abandonna le bagage devant un comptoir étroit faisant office de réception, puis précisa, le souffle un peu court :
â Câest trente cents, maintenant.
Thalie sourit devant la hausse soudaine du prix de la course, déposa trente-cinq sous dans sa paume en lui disant :
â Je vous remercie, vous êtes très gentil.
Une pointe dâironie perçait dans le ton, mais son sourire demeurait sincère.
â Je risque de mâêtre abîmé le dos, plaida-t-il. Ce nâest pas un travail pour un homme seul.
â Si vous souffrez encore dans quatre ou cinq ans, venez me voir à mon cabinet de médecin. La consultation sera gratuite.
Lâautre demeura silencieux. Il quitta les lieux en secouant la tête devant autant de prétention. Une dame dâune cinquantaine dâannées suivait lâéchange derrière le comptoir sans y comprendre un mot. Thalie lui dit son nom et continua en anglais :
â Je vous ai écrit en juillet pour réserver une chambre pour lâannée universitaire. Vous avez encaissé mes arrhes.
Comme lâautre marquait un moment dâhésitation, elle continua :
â La directrice du Quebec High School mâa recommandé votre établissement.
En conséquence, confiante, lâétudiante avait négligé de venir examiner les lieux. Le décor vieillot dâun petit salon, visible par une porte laissée ouverte, la confirma dans sa première impression. Cette grande maison bourgeoise transformée en maison de chambres devait procurer un revenu décent à sa propriétaire et un logis un peu suranné aux clients.
â Oui, oui, bien sûr, déclara cette dernière. Je mâattendais à quelquâun de plus âgé.
â Votre impression tient à ma petite taille, sans doute. Je suis plus vieille que jâen ai lâair.
â Un jour, vous répéterez des paroles de ce genre en craignant très fort que ce ne soit la vérité.
Un lourd silence régnait dans lâédifice. Les lieux, un peu austères, se révélaient propices à lâétude. La propriétaire se tourna pour prendre une longue clé pendue à un crochet tout en enchaînant :
â Je vous souhaite la bienvenue, mademoiselle Picard. Chaque année, nous recevons une ou deux jeunes filles de Québec. Aussi, vous trouverez quelques visages connus en ces murs. Vous avez la chambre 302.
Elle tapa du bout des doigts sur une petite clochette posée sur le comptoir puis
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