La mort du Roi Arthur
victoire ? – Si je m’en souviens ! Et Lancelot, dans sa colère, leur fit quitter le pré et regagner de force la forteresse. Oh ! Je les vois encore ! Et quelles merveilles accomplit Lancelot lors de ce tournoi ! Nulle part ailleurs je n’en vis tant à la fois ni de plus mémorables. Mais pourquoi me remémorer cela ? – Parce que, en ce même temps, la fille du roi Pellès séjournait à la cour. Or, comme elle avait eu un fils de Lancelot, la jalousie embrasa la reine qui, dans sa violence, en vint à chasser Lancelot. Voilà pourquoi il quitta la cour et n’y reparut plus d’au moins un an et demi. Nul ne savait où il était, et toi-même tu t’inquiétais grandement de son sort. Or, sache-le, pendant tout ce temps, je le retenais en ces lieux. Il a été mon prisonnier deux hivers et un été. C’est pendant cette période qu’il a exécuté les peintures que tu vois. Au demeurant, je le tiendrais encore enfermé dans cette chambre, et il n’en serait jamais sorti, s’il n’avait commis la plus invraisemblable diablerie dont soit capable un être humain. – Une diablerie ? – Oui, par ma foi ! car il rompit de ses mains les grilles de ces fenêtres et, de la sorte, s’échappa. » À la vue des énormes grilles que Morgane avait entre-temps fait réparer, le roi dut convenir que, pour les briser, il fallait être non pas un homme mais un démon.
Il se livra, là-dessus, à un examen plus attentif des peintures de la chambre, s’arrêtant longuement devant chacune sans piper mot, et, tout pensif, finit par murmurer : « L’autre jour, mon neveu Agravain m’a affirmé que Lancelot me trahissait avec la reine, et je n’ai pas voulu le croire. Je le soupçonnais de mentir par vile jalousie, mais ce que je vois ici me prouve qu’il avait raison. Aussi ne connaîtrai-je jamais de repos que je ne sache exactement à quoi m’en tenir. S’il est vrai, comme en témoignent ces images, que Lancelot m’ait déshonoré avec ma femme, je m’arrangerai pour les faire prendre sur le fait tous deux. Et si, alors, je ne les châtie de manière si exemplaire qu’on en parle encore longtemps après nous, je consens à ne plus porter la couronne. – Assurément, dit Morgane, si tu n’agissais pas comme tu dis, Dieu et tous les hommes devraient te mépriser, car il n’est ni roi ni homme, celui qui tolérerait avec indifférence de se voir infliger pareille infamie ! »
Tous deux s’entretinrent encore longtemps, ce matin-là, sur ce sujet, et Morgane ne manqua pas d’exciter son frère à venger au plus tôt sa honte, ni Arthur d’en assurer sa sœur, pour peu, disait-il, que l’on prît les coupables en flagrant délit. « On ne tardera pas à les surprendre ! prédit Morgane, et ce dès que tu auras le dos tourné. Il faut seulement prendre soin de les surveiller avec infiniment de discrétion, parce que la reine est méfiante et que Lancelot sait se défendre quand on l’attaque. – Sois sans crainte, répondit le roi, j’agirai de telle sorte que, s’ils s’aiment d’aussi fol amour que tu le prétends, je les ferai surprendre l’un avec l’autre avant que six mois ne soient écoulés. Alors, je ferai justice, et personne ne pourra m’accuser de lâcheté ni de complaisance. »
Le roi Arthur resta ce jour-là en compagnie de sa sœur, de même que le lendemain, puis toute la semaine suivante et, aussi longtemps qu’elle l’eut près d’elle, Morgane ne cessa de le pousser à se venger, car elle haïssait la reine Guenièvre et d’avance se réjouissait des peines qu’elle allait avoir. Quant à Lancelot, il avait si fort méprisé l’amour qu’elle lui offrait que volontiers l’abandonnait-elle à la rancœur d’Arthur. Au surplus, loin de rien trouver à redire à ce plan, Merlin ne l’avait-il pas approuvé en disant qu’était venu le moment de réveiller le dragon assoupi sous la Table Ronde ?
Durant la semaine où il séjourna dans le domaine de sa sœur, Arthur consacra son temps à la chasse, car la contrée était aussi plaisante que giboyeuse. Il veilla néanmoins à ce qu’aucun de ses compagnons ne pût pénétrer dans la chambre où Lancelot s’était complu à peindre ses prouesses et ses amours coupables. Il ne voulait pas en effet que quiconque apprît la vérité, tant il redoutait d’en voir la nouvelle répandue partout pour sa confusion. Et quand il quitta le manoir de Morgane, celle-ci n’omit point, en le recommandant à Dieu,
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