La nef des damnes
gouvernail, Bjorn suivit Hugues sur le pont. Le Normand ne parlait pas davantage que quand il errait solitaire sur les grèves de Pirou {4} ou sur la lande de Lessay. Il avait accompli son rêve : quitter le duché de Normandie pour partir sur ces bateaux que, jadis, il voyait passer au large. Et même la perspective d’un combat contre les Barbaresques ne l’aurait pas fait revenir en arrière. Cette vie-là était celle qu’il devait mener, même si parfois le souvenir de son amour perdu revenait le torturer.
8
Non sans difficultés, le charpentier et ses aides étaient en train de fixer les colliers de serrage autour du mât arrière. Le bois étant fendu sur près de deux toises, le vieil homme avait jugé prudent de placer des renforts en plusieurs points ; opération longue et délicate à effectuer, surtout sur un navire en marche.
Un officier se précipita près du ra’is.
— Eh bien, parle ! Que veux-tu ? s’impatienta le capitaine voyant que l’homme n’en finissait plus de le saluer.
— Ô commandant, les Normands ont levé l’ancre et hissé la voile.
— Et c’est pour cela que tu me déranges ! Qu’on augmente la cadence de nage !
L’ordre se répercuta, les fouets sifflaient dans les fosses, laissant leurs sillons sanglants sur les dos des galériens.
Le marin franc, qui observait la scène, s’avança à son tour :
— Sans doute nous faudra-t-il aussi hisser les voiles, ô ra’is ?
— Tu ne penses tout de même pas que ces Normands sont capables de distancer un navire comme le nôtre ? Que peuvent-ils contre nous ? Rien n’est plus puissant que notre dromon. Tu le sais ?
Il y avait tant de fierté et d’arrogance dans la voix du commandant que le marin jugea préférable d’acquiescer :
— Oui, Magnifique, bien sûr, notre navire est sans pareil en Méditerranée, répondit-il alors que l’image du combat de David et Goliath s’imposait à lui.
Il se maudit à nouveau d’avoir accepté la bourse d’or proposée par le ra’is . Prêt à tout pour quelques pièces de plus, même à se convertir, c’était la première fois qu’il montait à bord d’un bateau de guerre et il s’en mordait les doigts. Depuis qu’ils avaient quitté Oran, le commandant avait déjà fait décapiter un de ses officiers et fouetter un autre. Il fallait néanmoins le prévenir que le knörr pouvait leur échapper. Il reprit, le plus calmement possible :
— Le seul avantage de ces esnèques, Altesse, est que même chargées comme celle-ci, elles sont souples et maniables.
Tout en parlant, le marin recula en s’inclinant à plusieurs reprises :
— Je vais monter dans la mâture voir où en est le travail, ô Magnifique. Si Votre Excellence décidait de donner l’ordre de hisser les voiles...
Mais déjà le ra’is n’écoutait plus. Il s’était approché du bastingage et observait le knörr qui s’éloignait vers la côte andalouse. Sa prunelle s’étrécit. Le regret de n’avoir pu attaquer le convoi de galères vénitiennes le tenaillait encore et il était hors de question que cette prise-là lui échappe.
Quand le Franc revint, sa décision était prise.
— Les colliers sont fixés, ô seigneur, fit celui-ci. Dès que nous aurons le signal du charpentier, nous pourrons exécuter vos ordres.
— Donne l’ordre de hisser les voiles.
Là-haut, le charpentier avait fait signe que tout était en place.
— Bien, maître, fit le marin, non sans éprouver un vague remords.
S’il n’avait pas parlé des qualités de l’esnèque, peut-être les Normands auraient-ils eu le temps de gagner l’abri de la côte ? Mais ils étaient en guerre et le Franc était du côté des Barbaresques. Il haussa les épaules et courut donner ses ordres.
9
Hugues replia la liste des marchandises et, essayant d’oublier le tumulte, s’attarda un moment à observer le navire ennemi. Il ne pouvait échouer maintenant alors que Tancrède et lui avaient échappé à tant de dangers et que son protégé n’avait pas encore mis le pied sur sa terre natale.
Sur le pont retentissaient les cris des rameurs et les appels aigus du sifflet du capitaine. Le knörr filait vent arrière vers la côte espagnole, les embruns volant au-dessus de son épée.
Hugues apprécia la manœuvre, Corato était peut-être tatillon et exigeant quant au décompte de ses marchandises, mais c’était un habile marin. Son sabre à la ceinture, Tancrède les avait
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