La nef des damnes
Luna, s’est avérée inutile.
Il jeta un bref coup d’œil vers le dromon qui remontait l’écart qu’ils avaient creusé.
— Ils vont nous rattraper, messire.
— Sans doute, sans doute, répondit distraitement Hugues. Il faudrait que vous et vos hommes revêtiez de solides vêtements, gilets de gros drap ou de peau... Quand les Barbaresques auront compris que nous n’allons pas nous rendre, nous risquons de prendre quelques volées de flèches. Et que des marins se tiennent prêts avec des seaux d’eau en cas d’incendie !
À ce mot plus terrible encore en mer que sur terre, Corato se signa et appela son maître de nage pour lui donner ses ordres. Il avait repris de l’assurance et était bien décidé à se battre pour sauver sa cargaison. Il y allait de son honneur vis-à-vis de ses maîtres, les Délia Luna. De l’avant lui parvenait le chant du sondeur. Il avait reconnu au loin le cap précédant la baie de Carthagène.
Un long moment plus tard, Hugues, qui s’activait autour de l’arbalète avec Bjorn, hocha la tête d’un air satisfait. L’arme était sur son trépied, tournée vers le large, la corde du treuil en place, soigneusement graissée. L’engin fonctionnait. Hugues se pencha sur le treuil et, bien que la manœuvre fût rude, arriva à bander l’arc.
— Garnissez la tête de la moitié des carreaux d’étoupe ! ordonna-t-il à Bjorn, le front en sueur.
— Nous allons les enflammer ?
— Il nous faudra faire le maximum de dégâts en un minimum de temps, et le feu en mer est le plus difficile à maîtriser. Demandez au cuisinier de nous monter un brasero sur le gaillard arrière et qu’il en prépare un autre sur le pont pour les archers.
Une fois Bjorn parti rejoindre les autres, Hugues se perdit dans la contemplation du dromon. Il n’était pas fait pour passer inaperçu mais plutôt, comme en témoignaient les couleurs vives de sa coque et de ses oriflammes, pour effrayer l’ennemi et le dissuader de se battre. Il apercevait les plaques de métal qui protégeaient l’étrave arrondie. Ces galères, il le savait pour être déjà monté à bord de l’une d’elles, avaient besoin de trois hommes par rame au rang supérieur et d’un seul au rang inférieur. Il estima qu’il devait y avoir à bord entre cent et deux cents marins et mercenaires, sans parler des officiers et du commandant de bord : le ra’is. Des hommes habitués à la guerre de course en Méditerranée, habitués à se battre et à ramener butin et esclaves vers les innombrables marchés d’Afrique. Mais ce qui restait le plus impressionnant, c’était la hauteur de ses flancs au-dessus de la forme longue et basse de l’esnèque normande. Les deux navires étaient aussi différents que le jour Test de la nuit.
Alors qu’il notait cela, le visage du Gréco-Syrien restait impassible. Il attendait l’affrontement et aimait ces moments de calme avant la bataille, ces minutes où l’on envisage avec lucidité ce qui a été et ce qui sera. Où l’on sait que bientôt l’enfer va se déchaîner alors que tout, autour, semble proclamer l’inverse : le mouvement paisible des nuages, la houle régulière, les oiseaux qui se perchent dans la mâture.
Le navire de métal gagnait sur eux. Portés par le vent, les roulements de tambour qui rythmaient sa marche faisaient taire tout autre bruit.
Hugues pouvait maintenant détailler leur armement, d’énormes et complexes balistes à treuil et non des catapultes comme il l’avait cru au début. Il voyait les silhouettes des mercenaires en armes dressés le long du bordage, les vigies dans les hunes. Une intense activité régnait à bord. Gêné par l’ombre des voiles et trop loin encore pour le distinguer, il imaginait le ra’is entouré de ses officiers debout sur le château central.
Ce qui l’inquiéta davantage, c’était l’étrange machinerie, une sorte de siphon de métal qui occupait le château avant. Des matelots habillés d’une tunique rouge s’activaient autour de tonneaux. La lueur de braseros illuminait leurs visages. Avaient-ils affaire à un harrâqua , un navire à feu grégeois ? Ces hommes-là étaient-ils des naffatun , les marins préposés à l’utilisation de la chaux et du naphte ?
Un frisson le parcourut malgré lui. Si c’était le cas, il n’avait guère de chance de s’en sortir.
— J’ai donné ma broigne à Bjorn, nous avons à peu près la même stature, lui et moi, et je vous ai apporté
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