La nef des damnes
votre cotte de mailles, fit soudain la voix de Tancrède derrière lui.
Le jeune géant blond posa la souple tunique de métal sur le bastingage et se redressa, réajustant l’arc et l’archais qu’il portait en bandoulière. Hugues lui trouva fière allure. Les dangers traversés pendant ces derniers jours de mer et la révélation de ses origines l’avaient transformé. Même si le passé l’obsédait encore, son regard brillait d’une assurance nouvelle. Il vivait au présent, ce qu’il n’avait jamais su faire, étant trop lucide, même enfant, pour jouir de la vie sans se poser de questions.
— Merci, répondit-il. Combien d’hommes avez-vous trouvés pour tirer à l’arc et lancer le javelot ?
— Peu, hélas ! Nous serons cinq en comptant Bjorn, Dreu et moi-même. La plupart des marins ne savent guère manier autre chose que le couteau ou la hache, ce qui ne servira qu’en cas d’abordage. Eleonor m’a proposé son aide, mais je lui ai dit que je préférais qu’elle reste à couvert et qu’elle s’occupe des blessés.
— Telle que nous la connaissons, elle n’a guère dû apprécier votre proposition, remarqua Hugues. Mais vous parliez d’abordage, il nous faudra à tout prix l’éviter. Même en nous battant comme des lions, nous succomberions sous le nombre.
— Quelles sont nos chances ?
— Si tu ne peux repousser de moi l 7 instant fatal, disait le poète Tarafah Ibn al-’Abd {5} , laisse-moi l’affronter avec ce que ma main a pris. De leur échapper, à peu près nulles. De les endommager, meilleures. Mais gardons cela pour nous, voulez-vous ?
Le jeune homme hocha la tête et s’accouda au bordage. Il devait garder longtemps le souvenir de cet instant, épaule contre épaule avec son maître. L’assurance et le calme d’Hugues l’avaient gagné. Il percevait tout ce qui l’entourait avec acuité : coulées de rouille sur l’étrave, forme et couleur des boucliers ennemis, détails des haubans et de la hune ; il entendait des sons auxquels d’habitude il ne prêtait guère attention : la houle contre la quille, le craquement du plancher sous ses pieds, les grincements des cordages... Enfin, il lui semblait qu’il pourrait garder éternellement en mémoire la couleur du ciel et la forme des nuages.
10
Luttant contre vent dominant et courants, l’esnèque des guerriers fauves doublait enfin le cap qui lui cachait la vue de la haute mer, laissant sur tribord les derniers brisants, quand retentit le cri de la vigie :
— Navires droit devant !
Magnus et Knut se précipitèrent à la proue. Ils reconnaissaient le knörr au loin, mais la masse énorme qui le poursuivait les laissa stupéfaits.
Le pilote s’exclama :
— Un dromon sarrasin ! Des pirates... Par ma barbe, le navire marchand est perdu !
Le Breton Pique la Lune écarquilla les yeux devant cette immense galère dont les centaines de rames se levaient et s’abaissaient avec la même aisance que les ailes d’une raie.
« Jamais un bateau comme celui-là, songea-t-il, n’aurait pu affronter la rigueur des vagues de l’Atlantique, mais sur cette mer couleur de ciel, il est à sa place. »
— Quelle taille peut-il avoir ? Et haut sur l’eau comme les nefs des Génois ! s’exclama le maître de la hache.
Alors que tous semblaient terrassés par la vision du navire de métal, le visage de Magnus le Noir s’éclaira. Une joie sauvage l’emplissait. Le jarl voyait enfin l’occasion d’un combat sans merci, de ces batailles qui vous font entrer dans la légende et dont les guerriers parlent avec envie dans les palais du Nord bien des années après votre mort.
— Il y aura de quoi composer plusieurs chants, murmura-t-il avant de questionner le pilote : Combien se trouve-t-il d’hommes à bord ?
— Une centaine ou plus, répondit Jacques, que la vue du navire barbaresque terrifiait. Difficile de juger à cette distance. Il faut faire demi-tour, mes maîtres. Nous ne pourrons les affronter avec un navire comme le vôtre. Quant au knörr, il est perdu.
— Crois-tu donc que nous ayons besoin de toi pour nous dire quand aller au combat ? répondit sèchement le jarl.
Le maître de la hache approuva :
— Accomplis ton ouvrage, l’homme ! dit-il. Et ne t’avise plus de nous donner des conseils. Nous ne sommes pas faits du même bois.
Le pilote se tut. Le Breton qui se tenait à ses côtés continuait à lancer sa ligne et à chanter le fond. La mer était
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