La nef des damnes
mange ! ordonna Albéron d’un ton bourru destiné à masquer son affection.
Paul ne se le fit pas dire deux fois, saisit un tabouret et, quand il fut installé, dévora son repas avec un évident plaisir.
Il aimait cet endroit. Était-ce la calme présence d’Albéron ? Les odeurs ? La lumière particulière qui y régnait ? Il s’y sentait toujours bien, ce qui n’était pas le cas dans le reste du monastère... ni sur cette satanée île.
La cuisine se trouvait à la pointe de l’éperon rocheux où se dressait le Castelas. C’était une vaste salle dont la moitié était occupée par les tables du réfectoire, l’autre par l’âtre et le four à pain où doraient toujours quelques miches ou d’épaisses galettes. Le frère cuisinier y travaillait seul, aidé pour les occasions spéciales par les novices. Aux solives étaient suspendus des jambons et des saucissons. Dans des paniers s’entassaient des oignons, à l’autre bout de la pièce s’empilaient des sacs de farine, des jarres d’huile, des tonneaux de vin. Toutes les réserves du monastère.
Paul avait fini depuis longtemps son en-cas quand il demanda :
— Qu’allons-nous faire ?
— Manger tes langoustes, répliqua Albéron en haussant ses larges épaules.
— Tu sais très bien de quoi je veux parler.
Le gros frère se tourna vers Paul et répéta :
— C’est pourquoi je te dis que nous allons manger.
— Mais enfin...
Albéron ouvrit le panier et en sortit une langouste rouge qu’il agita sous le nez de son ami.
— Tu as remarqué comme elles sont grosses depuis quelque temps ? Rien à voir avec celles de l’an dernier.
— C’est vrai, mais pourquoi dis-tu ça ?
— T’es-tu demandé ce qui les rendait ainsi ?
Paul fronça les sourcils, cherchant où voulait en venir son ami, puis finit par secouer négativement la tête.
— Alors laisse-moi t’éclairer. Elles mangent des algues, des éponges, adorent les oursins, les crevettes et autres petites bêtes... Mais vois-tu, je crois que ce qui les rend si belles en ce moment, c’est la chair des cadavres.
Frère Paul esquissa un mouvement de recul. Des images atroces revenaient à sa mémoire.
— Tu veux dire...
— Qu’elles sont nécrophages, mon ami. Elles s’en repaissent tout comme sur terre les asticots en font leur ordinaire. Je me souviens d’une fois à Toulon où une nef a coulé à l’entrée du port. Dans les tavernes, tout le monde mangeait de la langouste à s’en faire éclater la panse, sauf moi. J’imaginais les corps des noyés et ces bêtes rouges qui leur couraient dessus. Je n’ai pas pu en avaler une bouchée.
Paul fit la grimace.
— Que veux-tu que nous fassions d’autre ? renchérit le gros cuisinier. Nous sommes plus sûrement prisonniers ici qu’entre les murs de n’importe quelle geôle de France ou d’Aquitaine.
— Des bateaux arrivent. Nous pourrions peut-être...
Il sursauta, la porte s’était ouverte brusquement et un moine s’était dressé dans l’encadrement.
— Eh bien, mes frères, vous semblez oublier bien facilement la règle de silence, déclara le nouveau venu.
Les moines s’étaient tus. Le frère hôtelier, Joce, s’approcha :
— Que faites-vous ici, frère Paul ?
— J’ai apporté ces langoustes...
— Et ensuite ?
— Ensuite, rien, mon frère, j’allais partir.
Joce fixa les deux moines qui baissaient la tête.
— Il m’a semblé vous entendre parler de bateaux... Mais je dois me tromper.
À cette remarque qui prouvait que Joce était là depuis un moment, Paul ne put s’empêcher de blêmir.
— Je retourne à mon ouvrage, fit-il en essayant de se glisser vers la sortie.
— Il ne serait pas bon que je sois obligé de vous dénoncer à la prochaine réunion du chapitre, remarqua frère Joce en lui barrant le chemin.
— Nous n’avons rien fait de mal, frère Joce, protesta Paul.
— Vous avez rompu la règle de silence.
Frère Paul baissa la tête.
— Pardon, mon frère.
— Allez m’attendre dans la cour ! J’ai besoin de parler à frère Albéron.
Le cuisinier, qui n’avait rien dit pendant l’échange, touilla plus ostensiblement ses morceaux de lard. L’hôtelier, grand gaillard maigre au visage en lame de couteau, s’était tourné vers lui :
— Vous savez donc, mon frère, que des bateaux arrivent ?
— Tout le monde le sait, dit le cuisinier en jetant un hachis d’herbes dans sa préparation.
— Frère
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