La nef des damnes
où ils resteront le regard baissé et ne verront rien du monde qui les entoure.
Alors qu’il entamait son noviciat, son talent pour les chiffres avait été remarqué par ses aînés, et, bien des années plus tard, quand le chancelier du monastère mourut, il prit sa place. Censius aurait dû rester frère chancelier, à s’occuper de registres, à additionner, à soustraire, à diviser... Inlassablement, avec méthode et concentration. Mais la vie en avait décidé autrement.
Un lointain jour de septembre de l’année 1150, l’abbé du Thoronet le fit appeler près de lui et Censius, qui ne le rencontrait qu’aux réunions du chapitre ou avec d’autres officiers, chercha, affolé, de quelle faute il avait pu se rendre coupable.
Après l’avoir prié de s’asseoir, le révérend abbé parla des îles d’Hyères offertes par la famille de Fos à F abbaye du Thoronet et de son intention de créer un monastère sur l’une d’elles ayant pour nom l’Insula de Cabo Ros. Censius se demandait en quoi tout cela pouvait bien le concerner quand l’abbé lui conta la suite. Ainsi qu’il était coutume, il avait prié douze moines de se présenter devant lui afin de pourvoir à la création de cette abbaye fille. Et ces douze moines l’avaient élu, lui Censius, comme leur futur abbé.
Ces religieux avaient-ils confondu son zèle au travail et aux offices, sa douceur résignée, son talent à ne pas se mêler des affaires d’autrui avec des signes de sainteté ? C’était fort probable. Et c’est donc ainsi que Censius devint l’abbé du Castelas, un monastère perdu sur un îlot rocheux au large d’Hyères.
Le lieu était battu par les vents, très chaud en été, glacial en hiver. Nul n’y vivait hormis une famille de paysans, un chevalier du guet, quelques chèvres et des centaines de lapins. Cela faisait bientôt six ans que Censius était là avec ses frères et le religieux ne s’y habituait toujours pas.
Pourtant, l’idéal de pauvreté de Cîteaux trouvait tout son sens dans ce lieu désert. Une impression de dénuement, d’aridité et de sauvagerie en émanait. La première maison, qui occupait la pointe d’un éperon rocheux dominant les flots, regroupait la cuisine et le réfectoire, la seconde, édifiée le long d’un haut mur d’enceinte, une petite infirmerie et la troisième, adossée au sud, et de loin la plus vaste, la salle du chapitre, la chapelle et le dortoir où dormaient ensemble les moines et leur abbé. Deux citernes alimentaient le monastère en eau douce. L’une d’elles était construite au premier étage de la maison principale à côté de la chapelle, l’autre en haut d’une volée de marches de pierre à l’est de l’enceinte.
Une fois de plus, alors qu’il sentait jusque dans ses os le choc sourd des vagues montant à l’assaut de la falaise, l’abbé regretta sa vie d’avant. Il essaya de s’absorber dans la lecture de la Bible, mais rien n’y fit : les vibrations de la roche que frappaient les flots et le froid humide de la mer avaient pris le dessus sur la lecture. Ses doigts étaient gourds, ses pieds nus dans ses sandales aussi et ce n’était pas la mauvaise laine de sa robe ni de sa coule qui allait le réchauffer.
— Et puis ce vent qui n’arrête pas de souffler ! grommela-t-il en réprimant un frisson.
Le frère bâtisseur, qui était resté avec eux jusqu’à la fin des travaux, avait choisi ce piton rocheux sur la côte nord de l’île alors que lui, Censius, rêvait d’un paisible vallon où il pourrait oublier qu’il était sur un caillou au milieu de nulle part.
Il relut pour la quatrième fois le passage du Deutéronome et s’arrêta sur l’une des malédictions promises par Yahvé : Les deux au-dessus de toi seront d’airain et la terre sous toi sera de fer... Il referma le grimoire en grimaçant. Tout cela le ramenait malgré lui aux derniers événements. Souvenirs terribles qu’il essayait d’effacer de sa mémoire mais qui, la nuit, le faisaient se réveiller en sueur. La seule chose qui le consolait, c’est qu’il n’était pas le seul à cauchemarder. Souvent, il entendait ses frères gémir ou crier dans leur sommeil. Il y avait eu tant de morts et de disparus. Il repensa au jeune frère Roger dont on n’avait retrouvé que la bêche...
Si demain, ou cette nuit, venait son tour ? Il secoua la tête. Et s’il avait rêvé tout cela ? S’il était en train de devenir fou ? Mais pourquoi Dieu
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