La nef des damnes
caverne, Eleonor, épuisée, s’était enfin endormie. Frère Dreu, recroquevillé sur lui-même, ronflait bruyamment. Tancrède, appuyé sur son épée, somnolait à l’entrée de la caverne tandis qu’Hugues continuait à passer d’un malade à l’autre, épongeant le front de l’un, changeant les pansements d’un autre, donnant à boire. Enfin, l’Oriental sentit la fatigue le gagner, ses gestes se ralentissaient, ses paupières se fermaient malgré lui et il vacillait. Il jeta un dernier coup d’œil autour de lui et, s’enroulant dans son manteau, se coucha à même le sol, la tête sur un rocher. Quelques secondes plus tard, il dormait profondément.
Il devait être la mi-nuit quand l’alerte résonna. La pleine lune était sortie des nuages et les ombres qui s’étaient approchées du camp avaient été repérées par les guetteurs. Hakon se lança à leur poursuite avec ses guerriers, le chien d’Eleonor galopant devant eux. Quand Hugues et Tancrède arrivèrent au camp, l’affaire était déjà terminée : les Orcadiens avaient rattrapé les fuyards et tous revenaient.
Bientôt, dans la lueur des torches apparurent une vingtaine de femmes et d’enfants en haillons. Les guerriers fauves jetèrent sur le sol les armes qu’ils leur avaient prises : quelques mauvais bâtons, des fourches et quantité de frondes.
Effrayés, les prisonniers se serraient les uns contre les autres.
— Mon Dieu, que se passe-t-il ? s’écria Eleonor. D’où sortent ces pauvres gens ?
— Je crois que vous avez là l’explication du malaise dont vous m’avez parlé hier, répondit Hugues. Les falaises avaient bien des yeux, et même des oreilles.
— Mais il n’y a pas d’hommes, remarqua-t-elle.
Après avoir essayé en vain de questionner les prisonnières dans plusieurs langues, l’Oriental appela le pilote.
— Jacques, venez !
L’homme s’approcha de sa démarche chaloupée de marin.
— Essayez de savoir qui elles sont et quelle langue elles parlent.
— Je crois que je peux vous répondre, messire, fit le pilote d’un ton d’excuse. Le Génois m’avait parlé d’elles, mais je ne l’ai pas cru. De l’autre côté de la pointe, il y avait un village de pêcheurs dont tous les hommes sont morts en mer lors d’une grande tempête. Celles-ci doivent être leurs femmes.
— Pourquoi ne sont-elles pas restées dans leur village ?
— La pauvreté et la violence des hommes les en ont chassées et elles seraient venues ici pour protéger la vie de leurs enfants.
— Et tant que la légende court d’un lieu maudit, c’est vrai qu’elles sont plus en sûreté ici qu’ailleurs, poursuivit Hugues.
L’une des femmes, plus ridée qu’une datte, les yeux durs, s’approcha.
— C’est moi la chef du village, fit-elle en arabe. Nous sommes venus reprendre l’un de nos fils que vous avez capturé. Nous ne vous voulions pas de mal.
— Croyez-moi, c’est vous qui auriez pu avoir du mal. Nous n’avons pas capturé cet enfant. S’il ne s’était pas servi de sa fronde, il serait encore avec vous et peut-être n’aurions-nous jamais su que vous habitiez là. Nous aurions cru comme les autres aux ombres mauvaises de Cales Coves.
La vieille femme marmonna, mais Hugues reprit :
— Nous allons vous rendre le garçon, fit-il en faisant signe à l’un des marins.
Quelques instants plus tard, le garçonnet courait vers les femmes, mais un geste de la vieille l’arrêta net. Il vint à pas lents, la tête basse. Elle lui parla et il répondit d’une toute petite voix, se jetant à ses pieds. La femme hocha la tête.
— Vous avez dit le vrai. Il sera puni.
Une des mères vint chercher l’enfant qu’elle gifla et poussa devant elle sans ménagement.
— Nous levons l’ancre demain, et je vous fais promesse d’oublier que vous vivez ici, déclara Hugues. Vous pouvez partir.
Le regard aigu de la femme fouilla le sien.
— Que Dieu vous garde, qui que vous soyez, messire.
— Vous aussi... et les vôtres.
Hakon fît signe à ses hommes de laisser les prisonniers s’en aller. Les femmes ramassèrent leurs armes, les enfants s’égaillèrent sur le sentier de la falaise et l’étrange tribu, les « ombres de Cales Coves » ainsi qu’ils les appelèrent plus tard, disparut aussi vite qu’elle était apparue.
L’INSULA DE CABO ROS
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Frère Censius était de ces hommes ordinaires qui ne demandent rien tant que de s’absorber dans des tâches
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