La nef des damnes
matinal, les voiles des navires qui passaient au large, puis les vallons et les crêtes de Cabo Ros, s’arrêtant un long moment sur le feu qui brûlait au nord-est. Un faro installé au sommet de la tour de guet, fait pour être vu de la côte et des bateaux, capable aussi de prévenir Hyères et Toulon de l’arrivée des pirates barbaresques.
Un sourire s’épanouit sur son visage : tout allait bien. Enfin, il redescendit les marches et, après un bref salut au portier, partit d’un bon pas sur le chemin pierreux, s’arrêtant à l’hôtellerie, une ancienne bergerie
135 bâtie en dehors de l’enceinte, devant laquelle s’activait un novice.
— Tu nettoies le seuil, c’est bien, mais as-tu préparé les paillasses comme je te l’avais ordonné ?
N’ayant pas entendu venir l’hôtelier, Benoît lâcha son balai de branchages sous le coup de la surprise.
— Pa... Pardon, mon frère, bafouilla-t-il. Mais oui... oui, des paillasses de bruyère et de fougère. Et j’ai ramené du bois sec pour faire un feu dans l’âtre.
— Assez parlé. Continue ton ouvrage !
Le novice ramassa vivement son balai et se remit au travail. Joce était déjà loin. Il avait obliqué vers la grève de l’Avis et devant lui était apparu ce que tous dans l’île nommaient pompeusement la « ferme ». En vérité, une pauvre bicoque au toit de chaume percé d’un trou par où s’échappait un filet de fumée, un appentis en bois flotté et un enclos.
Levés à l’aube, les fermiers étaient revenus chez eux pour prendre leur premier repas de la journée. Meublée en tout et pour tout d’une paillasse, d’un coffre et de deux tabourets, la maisonnette était basse de plafond, fort sombre et enfumée.
Un chevreau allait et venait autour des paysans, glissant son museau soyeux dans la poche du tablier de la femme, poussant le bras de l’homme pour réclamer sa part du festin.
Assis sur son tabouret, le fermier ne parut même pas s’en rendre compte. Il fixait le feu sans le voir, agrandissant de la pointe de ses sabots les sillons qu’il faisait chaque jour dans le sol de terre battue. La vieille avait rempli leurs bols d’un brouet où surnageaient de petits morceaux de pain sec et un oignon émincé. Elle avait repoussé le chevreau et allait prendre place au côté de son mari quand la porte s’ouvrit brutalement. Ils s’immobilisèrent tous deux, laissant leurs gestes inachevés. Craintif, le chevreau fila se blottir dans un recoin.
— Eh bien, fit Joce, on dirait qu’on prend du bon temps, ici !
Les deux vieux restaient plus figés que des statues.
— J’ai besoin de miel et d’œufs. Tout ce que tu as, bonhomme.
Le fermier se leva, versant au passage le contenu de son bol dans le chaudron.
— Je vais vous chercher ça, fit-il.
Mais le frère, posant la main sur son épaule, le força à se rasseoir.
— Tu restes là, nous avons à parler entre hommes. Ta femme sort.
La vieille se leva précipitamment, saisit un panier et sortit, refermant derrière elle.
— As-tu vu frère Grégoire ce matin ?
— J’crois qu’il est dans sa cabane, mon frère, à moins qu’y soit encore dans les collines.
— Pas une cabane, un herbarium , mon brave... Un herbarium . Mais oublions Grégoire, ce n’est pas de cela que je voulais t’entretenir. Tu sais toi aussi, j’imagine, que nous allons avoir de la visite ?
Le paysan baissa la tête.
— Réponds !
L’homme sursauta puis, non sans hésitation, marmonna :
— J’sais qu’y a deux bateaux qu’arrivent. Rien de plus.
— Sais-tu ce que cela veut dire ?
L’homme secoua le chef.
— Cela veut dire que la règle de silence est valable pour toi aussi, bougre d’imbécile ! s’énerva Joce.
— Oui, marmonna le fermier.
— Tu diras à ta femme de tenir sa langue, sinon...
Le religieux ne finit pas sa phrase et le vieux protesta :
— On s’est jamais mêlés de rien, nous deux, savez...
— Alors continuez comme ça. Tu sais ce qu’il en coûte de désobéir à notre abbé ?
Bien qu’il n’y eût pas de réponse, tout dans l’attitude craintive et le regard fuyant du paysan montrait qu’il savait à quoi s’en tenir. On entendait des pas pressés dehors. La fermière entra, portant un panier d’œufs et deux pots de terre qu’elle tendit au moine. Une fois le religieux parti, elle servit à nouveau son mari et reprit sa place devant la pierre plate du foyer. Le frottement des pieds sur
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