La nef des damnes

le sol avait recommencé. Aucun mot ne fut échangé.

 
    27
    Les navires normands avaient jeté l’ancre dans l’anse de l’Avis. Alors que les marins, guidés par Knut, établissaient le camp non loin de la plage sur un plateau cerné de genêts et de chênes verts, une petite troupe s’en alla par la sente caillouteuse qui remontait vers le centre de l’île. Guerriers fauves et marins portaient les civières où gisaient les blessés. Le moine Dreu ouvrait la marche avec Hugues et Tancrède.
    — Vous connaissez bien les lieux ? demanda le jeune Normand, que l’assurance du religieux surprenait.
    — Pas vraiment, répondit Dreu, mais dans leurs écrits, mes frères m’ont fait des descriptions assez précises de leur île. C’est un lieu rude, ici.
    — Souvenez-vous, déclara Hugues en s’adressant à son protégé, des horribles et vastes solitudes dont aimait à parler Bernard de Clairvaux.
    Le regard de Tancrède parcourut les collines escarpées, les pentes sauvages couvertes de bruyère, de myrte et de romarin. Avec son maître, il avait bénéficié de l’hospitalité généreuse des monastères cisterciens, admirant au passage le travail des moines bâtisseurs, les complexes réseaux d’irrigation, les viviers et les moulins... Et rien dans ce lieu désolé ne lui rappelait pour l’instant ce qu’il connaissait de Cîteaux. Mais il était vrai qu’il n’avait jamais vu de monastère à sa fondation.
    — Ils ne sont là que depuis cinq ans, messire, reprit Dreu comme s’il avait suivi sa pensée. Et sur Cabo Ros, en dehors d’eux, il n’y a personne qu’un chevalier du guet au service du cosuzerain de l’île, Guy de Fos, et un couple de vieux paysans. Pas le moindre manant. D’ici quelques années peut-être, l’île sera transformée. Et puis n’oubliez pas qu’ils ne sont que douze. C’est le chiffre requis pour fonder une nouvelle abbaye, mais il eût été préférable que d’autres frères les rejoignent et nul, hormis frère Grégoire, l’infirmier que nous venons voir, ne l’a fait.
    — Frère Grégoire... Je me souviens de n’avoir pas entendu que de bonnes choses sur son compte, remarqua Hugues.
    — C’est vrai, répondit Dreu.
    Puis, plus bas :
    — On a même dit qu’il était un peu fou.
    — Pire que ça, je pensais à cet homme pendu à Cologne pour avoir profané des sépultures. Avant de mourir, il a accusé frère Grégoire. Ce serait lui qui lui aurait ordonné de déterrer les cadavres et de les lui amener.
    — Mais pourquoi frère Grégoire aurait-il fait cela ? s’indigna Dreu. Il n’y a eu aucune preuve, messire. Ce n’était à mon avis que pure calomnie.
    — On l’a accusé aussi d’avoir empoisonné Volmar, le secrétaire d’Hildegarde de Bingen, pour prendre sa place.
    — Volmar n’est pas mort. Il a repris son office.
    — Non, mais quelle que soit la cause de son malaise, il était suffisamment indisposé pour qu’un autre propose de faire son ouvrage. Et si je me souviens bien, Hildegarde a même exigé que Grégoire quitte le couvent de Bingen.
    — C’est ma foi vrai. Mais je crois que vous vous trompez sur son compte. On a dit aussi qu’il avait sauvé tant de gens et les hommes sont si envieux !
    — Sans doute, sans doute, mon frère. Je reconnais bien là votre générosité naturelle, mais pour moi, je suis encore du siècle et le doute m’habite souvent quant aux idéaux et aux qualités de nos frères les hommes.
    Us se turent, continuant un moment sur le sentier escarpé avant que Dreu ne reprenne :
    — C’est étrange, normalement, ils ont dû nous voir accoster. Ils devraient venir à notre rencontre... Ah ! Ceci doit être la ferme.
    Le moine désigna une masure et un enclos où piétinaient des chèvres.
    — L’endroit est bien désert, remarqua Tancrède. N’y a-t-il personne ici ?
    — Les fermiers doivent être à leur ouvrage dans les collines. Je me souviens qu’ils s’occupaient d’abeilles.
    Ils avaient dépassé la ferme et, à un embranchement, Dreu s’arrêta, regardant les chemins cernés de broussailles qui s’ouvraient devant eux d’un air indécis.
    — Ma foi, fît-il au bout d’un moment. Je ne sais lequel choisir.
    — Posez les civières ! ordonna Hugues aux marins qui les suivaient.
    Les hommes obéirent aussitôt.
    — Ne vous inquiétez pas. À mon sens, c’est celui qui part le plus à gauche, mais Tancrède et moi allons explorer l’autre. Pendant ce