La nef des damnes
Songeant qu’il s’était dit beaucoup de choses pendant ce repas, mais aucune sur le monastère. Il commençait à peine à prendre la mesure de l’isolement des moines, imaginait l’aimable frère Dreu vivant au milieu de ces hommes rudes. Il avait remarqué le dénuement des habits, la façon dont le vin était si abondamment coupé qu’on eût dit de l’eau... Sans parler de ce moine fou rencontré près de la source. Il hésita à demander si quelqu’un le connaissait mais quelque chose le retint. Et puis, il n’avait pas même eu le temps de discuter avec Hugues, tant les soins aux blessés les avaient occupés.
— Comment se fait-il, père abbé, que vous ayez choisi cette île plutôt que l’insula de Porcayrolas ou celle de Medianas , qui ont l’air plus vastes et dont le terrain paraît moins accidenté ? demanda le géographe, resté silencieux jusque-là.
— Me permettez-vous de répondre à votre place, mon père ? demanda aussitôt frère Henri.
— Bien sûr, fit Censius qui s’agitait sur sa chaise.
— À cause de sa position par rapport à la côte. Songez que le faro établi sur cette île permet d’alerter d’éventuelles invasions. Il a été édifié sur le point de l’archipel le plus visible.
— D’ailleurs, à ce sujet, ajouta frère Dreu qui avait mangé en silence ainsi que l’exigeait sa place dans la communauté, nous n’avons à aucun moment croisé le chevalier du guet.
Le camérier parut pris au dépourvu par la soudaineté de la question et c’est Joce qui répondit :
— Il nous a quittés et c’est un de nos moines qui remplit son office. Une charge de plus pour nous autres, qui ne sommes pas assez nombreux.
La conversation se poursuivit un moment et Knut prit la parole de sa voix sèche d’homme peu habitué aux discours :
— Ainsi que nous vous l’avons dit, nous avons besoin de réparer. Je me suis promené dans l’un des vallons non loin de la crique où nous avons jeté l’ancre. Il y a là quelques arbres de taille suffisante pour que je remplace le mât du knörr, change complètement les bordées endommagées et fabrique quelques avirons de rechange. Consentiriez-vous à me les vendre sur pied ?
— Nous trouverons certainement moyen de nous arranger. J’ai peut-être même du bois sec à vous proposer. Sinon, vous me montrerez les arbres, je viendrai à votre camp pour régler tout ça à la première heure demain matin.
Le camérier se tourna vers Censius, quêtant son approbation :
— N’est-ce pas, messire abbé ?
— Bien sûr, bien sûr, répondit Censius d’un air las.
— Vous m’aviez dit de vous prévenir, mon père, quand il serait temps de laisser nos invités prendre un repos mérité.
— C’est vrai, c’est vrai, fit Censius en se levant aussitôt.
Après les salutations d’usage, l’abbé s’en alla, escorté par le camérier, et Joce se proposa de les raccompagner à la poterne. Frère Albéron s’approcha du sire de Tarse avec un panier empli de provisions et d’une jarre de vin.
— Pour vos blessés et frère Grégoire.
Le gros cuisinier baissa le ton et murmura :
— On m’a dit que vous aviez une dame avec vous, ce bol lui est destiné. Un peu de soupe chaude la réconfortera.
— Merci pour elle, mon frère.
Mais déjà le cuisinier était retourné près de son four à pain, houspillant Benoît qui balayait le sol avec mollesse.
Ils sortirent, retrouvant le fracas des vagues et l’odeur salée des algues. La lueur blafarde de la lune éclaira le rude visage du portier. Dreu salua ses amis.
— Je vais regagner le dortoir, fit-il sans enthousiasme, réalisant qu’allaient lui manquer leur compagnie et cette drôle de vie qu’ils avaient menée ensemble.
— Attendez-moi, frère Dreu, ordonna Joce. Prenez ça, messire de Tarse, cette torche est pour vous. La lune est une infidèle, je n’aimerais pas que vous vous égariez.
— N’ayez crainte, déclara Hugues en saisissant le flambeau.
— Mais peut-être désirez-vous que le portier vous guide ?
— Nous connaissons le chemin.
— Alors, que Dieu vous garde !
La poterne s’ouvrit sur la lande déserte. Quelques instants plus tard, la petite troupe s’éloignait en silence.
31
— Venez, frère Dreu, fit Joce, je vous accompagne au dortoir.
— C’est bien aimable à vous, mon frère, mais ne vous dérangez pas pour moi. On m’a déjà désigné ma couche, protesta le petit
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