La nef des damnes
réjouir les palais, convint le camérier. Or donc, capitaine, vous voilà en Méditerranée. Mais vous ne m’avez pas dit d’où vous étiez parti ?
— Oh, c’est une longue histoire ! protesta le Byzantin qui aimait à se faire prier.
— Notre abbé serait ravi de l’entendre. N’est-ce pas, mon père ?
Censius, qui s’était absorbé dans la contemplation de son gobelet vide, sursauta :
— Euh, oui ! C’est ce que j’ai dit.
— Eh bien, voilà, reprit Corato qui, comme beaucoup d’Orientaux, avait le goût des histoires. Nous sommes partis de Barfleur en Normandie et nous allons à Syracuse en Sicile...
— Barfleur par voie de mer, voilà un périple peu habituel pour des Normands, l’interrompit frère Joce. D’ordinaire, vous préférez voyager par voie de terre et embarquer à Aigues-Mortes, Marseille ou Gênes.
À ces mots, Harald et Knut relevèrent la tête. Sans doute craignaient-ils quelque indiscrétion de la part de Corato mais celui-ci, en homme avisé et en marin fervent, se contenta de défendre l’intérêt de la navigation et les qualités des esnèques.
— Vous avez dû faire de nombreuses escales ? s’enquit frère Henri.
— Oh oui ! répondit Corato en les énumérant toutes. Puis nous avons franchi le détroit de Gibraltar et nous avons été pris dans la plus gigantesque tempête de sable que j’ai jamais vue.
Et le Byzantin, faisant force gestes et baisant les médailles qu’il portait au cou, se lança dans un long récit de leurs mésaventures.
— Après l’attaque du dromon, conclut-il, les vents sont restés pour nous, et maître Afflavius, grâce à sa connaissance des astres, nous a aidés à remonter droit sur vous sans caboter.
— Qu’en pensez-vous, sire abbé ? demanda le camérier.
— C’est merveille, mon frère, c’est merveille ! fit l’abbé en grinçant des dents.
A ces mots qui prouvaient que leur hôte n’écoutait guère, Hugues tourna à nouveau son regard vers l’abbé. À aucun moment Censius ne s’était adressé à eux directement. Il attendait que le camérier le questionne ou quête son approbation pour s’exprimer. Ses mains tremblaient et d’intempestifs grincements de dents l’agitaient. Pourtant, l’Oriental n’aurait su dire si cette singulière attitude était une incapacité à assumer sa fonction ou l’influence néfaste d’un camérier avide de gouverner à la place de son supérieur.
Comme toute communauté humaine, les monastères n’étaient pas exempts de luttes de pouvoir et de rivalités de toute sorte. Saint Benoît le savait, lui qui avait édicté la règle de l’ordre des Bénédictins, créant un conseil de doyens pour seconder l’abbé plutôt que de lui adjoindre un prieur.
Le Castelas était de trop petite taille pour qu’un prieur soit nécessaire, mais peut-être le camérier, moine financier veillant à l’argent, aux archives, aux titres et aux contrats, l’avait-il remplacé ? L’abbé ne semblait jouir sur cette île perdue d’aucun des droits auxquels il pouvait prétendre : habitation particulière ou revenus, par contre, en tant que vicaire du Christ, il en avait tous les devoirs. Devoirs qui pouvaient s’avérer écrasants pour un homme trop faible.
— Ainsi, père abbé, demanda-t-il, vous avez décidé la fondation d’un scriptorium ?
C’était la première fois depuis le début du repas qu’on s’adressait aussi directement à Censius, et son attitude montrait assez qu’il ne savait quoi répondre. Le silence s’installa. Les autres convives s’étaient tus et le regardaient. Enfin, d’un geste qu’il voulait discret, le camérier l’encouragea à s’exprimer.
— Je... Oui, messire de Tarse, répondit-il.
— Vous espérez ainsi accroître la renommée de votre monastère ? poursuivit Hugues.
Frère Henri prit la parole :
— Il est vrai que cette idée de notre abbé pourrait donner sa juste place au Castelas.
— Et attirer vers vous de nouveaux moines. Mais pour cela, ne vous faudra-t-il pas construire d’autres bâtiments ?
— C’est prévu, messire, c’est prévu. Et si vous nous parliez de vous ? Qu’est-ce qu’un homme de votre qualité fait sur un navire normand ?
Hugues comprit qu’il ne tirerait rien de plus de l’abbé.
— Des histoires de bornage et de terres dont nous devons prendre possession, éluda-t-il.
Tancrède, qui, tout en nettoyant son écuelle, suivait la scène, approuva.
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